L'Oracle de Gotham
Lorsque Julia sortit de son appartement, Jim Gordon l’attendait dans le couloir pour l’escorter jusqu’au bâtiment de la mairie, là où elle avait son nouveau bureau. Devant l’entrée de l’immeuble se pressaient plusieurs journalistes avides d’un témoignage exclusif de la jeune femme supposément visée par l’attaque surprise de la mairie la veille. Le lieutenant de police maintint la presse à distance jusqu’à ce qu’ils atteignent sa voiture de fonction. Deux policiers faisaient le guet devant l’immeuble et aidèrent Gordon à tenir la foule à distance. Une fois dans la voiture, Jim prit le volant et roula à allure rapide sur la grande avenue.
— Personne n’a encore revendiqué l’attentat d’hier, informa-t-il la jeune femme assise à l’arrière. Des nouvelles de votre côté ?
Julia secoua la tête à la négative. Le trajet se déroula dans le silence jusqu’au Downtown où le lieutenant déposa la jeune femme dans le parking souterrain de la mairie. A l’accueil, on lui donna son pass pour accéder aux différents services pour lesquels elle possédait une accréditation, puis il l’accompagna jusqu’à son nouveau bureau afin d’assurer sa sécurité.
— Les hommes assignés à la sécurité du maire ont pour consigne de veiller également sur vous, lui indiqua Jim Gordon pour la rassurer.
Julia le remercia d’un bref signe de tête, son sourire se voulant rassurant mais l’inquiétude se lisait malgré tout sur son visage soucieux. Gordon lui promit de revenir en fin de journée pour lui donner des nouvelles s’il y en avait. Lorsque le lieutenant de police disparut, le visage de la jeune archiviste redevint neutre.
Son bureau se trouvait au 11e étage des nouveaux bâtiments de la mairie. C’était une pièce inondée de lumière grâce à la grande baie vitrée devant laquelle se trouvait un large bureau et un fauteuil à roulettes noir. Elle disposait d’un ordinateur de fonction qui, selon sa demande, avait été rattaché à l’ensemble du réseau informatique de la municipalité. Elle s’assit à son nouveau bureau quelques instants ; le nouveau poste qui lui avait été offert était une véritable aubaine pour elle car elle pourrait agir plus librement dans les services informatiques sans que cela ne soit perçu comme suspect.
Julia décida donc de se rendre immédiatement dans les locaux où les serveurs centraux étaient gardés. Elle demanda à un nouveau collègue dans un bureau voisin de lui indiquer le chemin, puis se rendit dans les sous-sols du building. Là, tout un étage était dédié au stockage et à la maintenance des serveurs. Le vigile lui demanda son pass qu’elle lui présenta naturellement. Après vérification, elle put pénétrer dans l’immense entrepôt qui contenait les serveurs de la ville. Julia ne perdit pas de temps et se dirigea directement dans le secteur qui l’intéressait, à savoir celui qui gérait le réseau des caméras de surveillance des routes et rues publiques. Elle sortit de son sac un émetteur-transmetteur qu’elle brancha et dissimula comme elle l’avait fait pour tous les autres.
— Voilà une bonne chose de faite, se murmura-t-elle avec satisfaction.
Julia remonta rapidement dans son bureau et y passa la journée à répondre à des appels, dépanner à distance des employés et élaborer des améliorations à son programme. Toutefois, vers la fin de la journée, un employé entra dans son bureau et referma la porte derrière lui.
— Monsieur Falcone veut vous rencontrer, dit-il à brûle-pourpoint. Ce soir, 21h, au croisement de la 132e et de la 212e.
Julia n’eut pas le temps de répliquer que l’employé était déjà parti, la laissant seule dans son bureau. Lorsque Jim Gordon revint la voir bredouille, elle prit la décision de ne rien lui dire de ce mystérieux rendez-vous que le grand chef de la pègre lui avait donné. Il la ramena chez elle en silence et lui apprit seulement que le commissaire, par manque d’informations, avait dû déclarer l’attentat de la veille comme étant un simple incident qui ne devait pas la viser personnellement, et que les policiers assignés à sa surveillance ne seraient pas relevés le lendemain. La jeune femme acquiesça en silence.
Lorsqu’elle arriva chez elle, Julia ne changea pas ses habitudes. Elle vérifia simplement que l’émetteur-transmetteur qu’elle avait posé ce jour-là était actif, ce qui lui permit d’avoir accès à l’ensemble des vidéos surveillance de la ville. Comme elle l’avait craint, la coupure de courant avaient empêché les caméras de fonctionner dans le quartier général, mais pu aussi constater que le périmètre de la coupure de courant avait comme épicentre le grand hall où elle est son mystérieux sauveur s’étaient tenus. Il avait donc bien été à l’origine de la coupure.
L’heure du rendez-vous arrivant, elle se prépara à sortir et se dissimula dans son large manteau dont elle releva le col. Elle descendit au rez-de-chaussée et quand elle passa la porte d’entrée de l’immeuble, elle fut étonnée de voir les deux policiers s’approcher d’elle.
— Suivez-nous, dit l’un tandis que l’autre la saisit par le bras.
Une voiture de police s’avança, puis s’arrêta devant eux. Ils la firent entrer dans la voiture qui démarra et fila au travers de la circulation. La jeune femme, déstabilisée par cette escorte, se mura dans le silence en attendant de voir ce qui allait advenir. Après un trajet d’une dizaine de minutes qui parurent bien longues, la voiture s’arrêta au coin des deux rues indiquées pour le rendez-vous. Les deux policiers la firent descendre et l’escortèrent jusque dans une petite impasse à l’abri des regards et des caméras. Au fond de l’impasse, un homme vêtu d’un large imper beige l’attendait.
— Commissaire ? bégaya Julia en reconnaissant le visage du commissaire de police, Gillian Loeb.
— Je vous rencontre de la part de Carmine Falcone, l’interrompit le commissaire d’une voix tranchante. Votre programme l’intéresse au plus haut point, surtout avec les modifications que vous devrez lui apporter selon ses volontés.
— Et qui vous dit que je vais accepter…
— Moi, l’interrompit-il encore. Votre survie ne dépend que de moi, maintenant. Autant vous y faire.
— Donc, l’attentat d’hier, ce n’était qu’une mascarade pour m’intimider, répliqua-t-elle sèchement.
— Bien évidemment. Toutefois, l’intervention de cet homme n’était pas prévue. Il a failli tout faire capoter, rétorqua le commissaire avec dégoût. Vous le connaissez ?
Julia secoua la tête, elle l’ignorait.
— Peu importe, dorénavant, ajouta-t-il, vous ferez tout ce que je vous dirai de faire, c’est bien compris ?
Julia ne répondit pas, pinçant ses lèvres avec force. Elle ne s’était pas attendue à ce que le commissaire soit lui-même un homme de main du chef de la pègre. Le commissaire Loeb lui donna un morceau de papier sur lequel était inscrit les exigences de Falcone en ce qui concernait son programme. Elle le lut rapidement, puis le replia.
— Il vous donne une semaine.
— Laissez-m’en trois, rétorqua-t-elle sèchement.
— Deux, pas une de plus, dit-il d’un ton autoritaire.
Julia pinça à nouveau ses lèvres en signe d’abdication.
— Mes hommes vous ramèneront chez vous, conclut-il fermement. Et inutile d’alerter la police, ajouta-t-il en ricanant.
Julia fut reconduite par les deux policiers jusque devant son immeuble dans lequel elle entra vivement. Voilà le sentiment que Jim Gordon avait tenté de lui expliquer et qu’elle avait entr’aperçu par empathie. Elle poussa un profond soupir une fois qu’elle eût fermé la porte derrière elle. La découverte de la corruption du commissaire de la police, et de ce fait d’une bonne partie des officiers de police de la ville allait lui compliquer un peu plus la tâche, mais son objectif n’en était cependant pas compromis, au contraire. Soudain, un éclair de lucidité traversa sa pensée : elle comprit alors comment cela se faisait que les rapports de police étaient en grande partie incomplets. Il était si facile pour le commissaire de falsifier les dossiers !
— Eh merde ! s’écria-t-elle de rage.
Jim Gordon avait raison, on ne pouvait faire confiance à personne dans cette ville. Il était donc devenu impératif de faire tomber rapidement le commissaire Loeb, qui constituait à lui seul un bras du monstre qui gangrénait Gotham City. Toutefois, elle était pour le moment obligée de céder aux demandes de Falcone.
Le week-end s’annonçait pluvieux, Julia le passa donc devant ses écrans sans remords ; maintenant qu’elle avait accès aux caméras et à leurs archives vidéo, elle reprit ses recherches sur le mystérieux inconnu. Elle récupéra les informations dans les dossiers où on en faisait vaguement mention, nota les dates, heures et lieux exacts de ses apparitions, puis alla chercher si elle pouvait obtenir des images. Sa première apparition n’avait laissé aucune trace tout comme son intervention dans le quartier général de la G.C.P.D. Toutefois, lorsqu’elle rechercha les vidéos surveillances des docks qui correspondaient à sa deuxième apparition, elle put récupérer quelques images : celles-ci n’étaient malheureusement pas exploitables car on n’y distinguait qu’une forme noire qui se déplaçait dans les ombres et les angles morts des caméras. Malgré cela, elle visionna une trentaine de fois l’une des vidéos, jusqu’à réussir un arrêt sur image où l’on pouvait voir une demi-silhouette massive, le cou droit et une forme arrondie qui devait être sa tête, vue de dos, qui était surmontée de deux sortes d’oreilles pointues comme pouvaient les avoir les chats ou les chauves-souris. L’allusion animale fit sourire la jeune femme qui se crut devenir un peu folle à force de visionner ces images. Elle finit par éteindre ses deux écrans.
Dès le lundi suivant, Julia contacta Monsieur Fox pour prendre rendez-vous avec lui. Il accepta sa demande avec grand plaisir et l’invita directement dans son département pour un café informel. Il la reçut chaleureusement avant de s’enquérir de sa santé. Il était navré qu’elle ait dû subir une agression aussi violente au sein de la mairie, et déplora que malheureusement, c’étaient des événements qui arrivaient quotidiennement dans cette ville.
— On ne peut que remercier les forces de l’ordre d’avoir rétabli la situation, et surtout de vous avoir protégée dans leur Q.G., dit-il lentement en servant une tasse de café à la jeune femme.
— Je ne dirais pas vraiment que je dois la vie aux policiers de Gotham, marmonna-t-elle.
— Que dites-vous ? demanda Lucius d’un air faussement surpris.
La jeune femme avait bien deviné le ton ironique de son interlocuteur. Néanmoins, elle ne se permit pas de médire de la police de la ville. Elle dévia subtilement le sujet sur ce qui l’intéressait plus particulièrement :
— En parlant de cela, il y a eu une coupure nette de courant dans l’ensemble du bâtiment de la G.C.P.D. Je n’ai pu m’empêcher après coup de me demander ce qui avait pu la provoquer, surtout que très peu de bâtiments dans le périmètre furent également touchés. Cela semblait être très… localisé.
— Je vois, dit Lucius qui semblait cacher son intérêt pour l’événement.
— Je voulais avoir votre avis, continua Julia après avoir bu une gorgée de café chaud. Selon vous, est-ce qu’un générateur d’impulsion électromagnétique pourrait causer ce genre de panne ?
Monsieur Fox prit un instant de réflexion ; il leva les yeux aux plafonds, se frotta la barbe naissante et grisonnante de son menton, puis répondit :
— C’est probable, mais ce genre de générateur est malgré tout assez conséquent en termes de volume. Or, je crois savoir que rien de tel n’ait été retrouvé sur les lieux…
— Cela signifierait soit que c’était une simple coupure de courant par action mécanique, soit que cette machine aurait été développée sous un format miniature.
— Exact, sourit Lucius. Mais cela demanderait un coût considérable que de développer une telle technologie, et je ne connais personne sur le marché qui ait mis en vente un tel produit.
— Je comprends, renchérit Julia. Je me creuse sûrement la tête pour rien.
Monsieur Fox l’observa avec une bienveillance dont Julia sentait les effets l’apaiser. Elle lui sourit avec chaleur et sincérité, il avait tout d’un père dans l’âme.
— Au fait, je me demandais, dit-il soudain, j’ai récemment reçu une promotion au sein de la Wayne Enterprise, et je suis maintenant invité aux différents galas et réceptions. Cela ne me dérange jamais de m’y rendre seul, mais j’avoue que j’aurais aimé vous présenter à deux ou trois personnes de ma connaissance…
Julia resta coite ; elle ne s’était pas attendue à une telle proposition.
— Moi ? mais je… je ne sais pas, bégaya-t-elle sans pouvoir cacher sa confusion.
— Cela ne vous engage à rien, évidemment, précisa Lucius qui se voulait rassurant. J’avais simplement pensé qu’il était dommage de laisser dans l’ombre une jeune femme avec autant de talents que vous.
— Je vais y réfléchir, répondit-elle, émue par l’attention qu’il lui portait.
— Ne tardez pas trop, j’ai une invitation pour le 5 avril au soir, au manoir Wayne.
Julia hocha de la tête, puis lui promit de lui donner une réponse dans la semaine. Monsieur Fox sourit à nouveau avec bienveillance, heureux qu’elle ne rejette pas d’un bloc sa proposition.
— Une autre tasse de café ? lui proposa alors Lucius.
— Malheureusement, je dois refuser, répondit la jeune femme avec regret.
En effet, elle avait pris ce moment sur son temps de pause et devait retourner à son travail, sans quoi ses heures seraient décomptées de son salaire.
Plusieurs jours passèrent dans le calme ; l’incident de la mairie fut vite considéré comme une affaire sans suite et oubliée par la population qui était devenue habituée à cette violence qui pouvait paraître complètement gratuite. Julia travailla à son nouveau poste comme si de rien était, n’ayant parlé à personne de l’hypocrisie dont faisait preuve le commissaire Loeb ni de l’invitation qu’elle avait reçue à se rendre à une réception organisée par Monsieur Wayne en personne. Stéphanie vint manger le mercredi midi avec elle, et lui confia que sa présence lui manquait beaucoup. Son ancienne assistante ne cessait de la remercier de l’avoir proposée au poste d’archiviste en cheffe dans le département de la police. Elle bouclait ainsi ses fins de mois bien plus facilement sachant qu’elle finançait la haute école de ses deux fils.
Le jeudi, Julia n’avait toujours pas donné de réponse à Monsieur Fox et hésitait toujours. Le même jour, le commissaire Loeb lui rendit visite directement à son bureau. Souriant et avenant devant le maire et les employés, une fois face à elle en tête à tête son visage s’était durci et d’un ton autoritaire, il lui indiqua leur prochain rendez-vous pour la transaction du programme.
— Je veux effectuer la transaction en présence de Monsieur Falcone, exigea-t-elle alors avec un certain culot. Je veux également l’installer moi-même afin d’adapter certains réglages qu’il me demande…
— Hors de question, l’interrompit le commissaire énervé.
— Alors seulement l’installer personnellement, insista la jeune femme avec fermeté. Les exigences de Monsieur Falcone demandent des réglages précis et que si une erreur est faite pendant l’installation, cela ferait échouer le programme.
Le commissaire marqua un temps avant de répondre sur le ton de la colère :
— Très bien, je vous arrange ça. Mais à la moindre incartade…
Le commissaire ne finit pas sa phrase, car il se savait pertinemment compris de la jeune femme. Il inscrivit alors la date et le lieu de rendez-vous sur un calepin dont il déchira la feuille d’un coup sec pour la lui tendre. Puis il sortit en trombe du bureau, son visage métamorphosé en un air jovial et protecteur.
— A bientôt, mademoiselle Thorne, dit-il en fermant la porte de son bureau.
Julia poussa un profond soupir, comme si elle s’était retenue de respirer durant tout leur entretien. Elle lut ce qu’il avait inscrit sur le papier : « mardi 6 avril, 23h, coin de la 252e et de la 128e, quartier de Crime Alley ». Elle plia le papier et le glissa dans la poche intérieure de son blazer. Elle resta un moment silencieuse à réfléchir, puis sortit son téléphone portable, fit défiler les quelques numéros enregistrés dans son téléphone, s’arrêta sur le nom de Fox et appuya pour appeler. La tonalité retentit une vingtaine de secondes pendant lesquelles Julia hésita de plus en plus à raccrocher avant qu’il ne décroche, puis elle entendit la voix bienveillante de Lucius au bout de la ligne :
— Bonjour Monsieur Fox, c’est Julia Thorne.
— Je vous ai déjà dit que vous pouviez m’appeler Lucius, lui répondit-il d’un ton amusé.
— C’est vrai, excusez-moi, sourit la jeune femme.
Le simple fait d’entendre la voix de Monsieur Fox l’aida à se détendre quelque peu.
— Je vous appelle au sujet de votre invitation, continua-t-elle avec un peu d’embarras. Je… je serai ravie de vous accompagner à cette soirée.
— Vous m’en voyez plus ravi que vous ! s’exclama avec humour Lucius de l’autre côté du fil.
— Lundi 5 avril, c’est cela ? demanda Julia pour confirmation tandis qu’elle n’arrivait pas à effacer son sourire de son visage.
— Tout à fait, je vous ferai parvenir un taxi devant chez vous. Disons pour 20h ?
— C’est parfait, répondit-elle avec assurance.
— Très bien, alors à lundi !
— A lundi, répéta Julia avant de raccrocher.
La jeune femme remercia intérieurement Monsieur Fox de sa bonté et de son naturel. Elle avait longtemps hésité à participer à ce genre d’événement car elle misait la réussite de sa mission en grande partie sur sa discrétion, mais d’un autre côté, elle sentait qu’elle devait s’intégrer davantage à la société mondaine de Gotham City, surtout que grâce à Monsieur Fox, elle avait son ticket d’entrée sans sacrifier l’une de ses cartes. Et finalement, si cela devait mal tourner le lendemain, elle ne voulait pas avoir le regret de n’être pas allée au moins une fois à une réception de riches propriétaires et entrepreneurs pour voir à quoi cela ressemblait.
Soudain, elle se rendit compte qu’elle n’avait aucune tenue adaptée à ce genre de réception. Elle reprit son téléphone portable en main pour chercher des adresses de boutiques dans les environs et décida de se rendre ce week-end dans une boutique du district de la mode dans le Downtown.
Les jours défilèrent à la fois bien trop vite et d’un autre côté le temps lui semblait s’étendre à l’infini, comme si elle n’allait jamais atteindre le début de semaine. Lorsque la journée du lundi fut enfin passée, elle fut finalement bien contente de participer à un événement qui allait pouvoir lui changer les idées. Les deux amis s’étaient confirmés le rendez-vous le matin même, et Lucius lui avait dit qu’il serait déjà sur place et qu’il lui envoyait un taxi privé pour l’emmener au manoir Wayne qui se trouvait en dehors de la ville, de l’autre côté du pont nord.
Après être arrivée de son travail dans son appartement vers 17h30, elle avait commencé à se préparer pour la réception. Elle débuta par un bon bain chaud parfumé à la fleur de cerisier, se lava les cheveux qu’elle sécha avec patience. Elle se maquilla et testa plusieurs couleurs, encore indécise, puis une fois son choix arrêté, elle revêtit la robe qu’elle avait achetée le samedi. Elle avait parcouru plusieurs boutiques avant de trouver son bonheur. Elle choisit plusieurs accessoires parmi boucles d’oreilles, bracelets et colliers, hésita encore. Alors que l’heure du rendez-vous arrivait, elle enfila des escarpins noirs qu’elle avait pris dans la même boutique que la robe, enfila un manteau qui lui arrivait aux genoux, un petit sac à main dans lequel elle glissa son téléphone portable, son portefeuille et son trousseau de clefs.
Elle descendit jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble et lorsqu’elle se retrouva dans la rue, une voiture noire l’attendait déjà. Le chauffeur, impeccablement habillé de noir, de gants blancs et d’un béret noir, sortit de la voiture et lui ouvrit poliment la portière arrière. La jeune femme entra avec élégance dans la voiture aux sièges de cuir noir confortables. Alors que Julia avait pénétré cette voiture, elle était entrée dans un autre monde, celui réservé aux élites.
Le trajet dura une bonne demi-heure ; elle traversa le Midtown, puis l’Uptown au travers des rues les plus éclairées, le chauffeur choisissant consciencieusement son itinéraire. Ils arrivèrent jusqu’au pont nord qui reliait le centre-ville au continent puis parcoururent quelques kilomètres dans la campagne, jusqu’à une colline au sommet de laquelle, malgré la nuit tombée, Julia aperçut une immense demeure d’un style gothique anglais qui évoquait ces anciennes universités prestigieuses. Le manoir illuminait la colline de ses fenêtres éclairées et d’une longue allée bordée de lampions, guidant les invités jusqu’à un emplacement de parking discret aux abords de la forêt. Le manoir était composé d’un bâtiment central et de deux grandes ailes, et plusieurs dépendances jouxtaient l’imposante bâtisse de pierres gris brun. Le chauffeur déposa la jeune femme devant l’entrée principale du manoir, juste en face d’une grande volée d’escaliers. Il ouvrit à nouveau la portière, la laissant sortir avec élégance, la salua avec politesse, puis reprit sa place au volant de la voiture jusqu’au parking.
Julia ne se lassait pas d’admirer le vieux bâtiment majestueux qui s’imposait de toute sa hauteur devant elle. Puis, avec un soupçon d’inquiétude, elle observa la volée d’escaliers, cherchant parmi les invités déjà présents une tête familière. Elle décida de monter les marches, se souvenant que Monsieur Fox lui avait dit qu’il serait déjà sur place quand elle arriverait. Une fois en haut des marches, les deux grands battants de la porte principale du manoir étaient restés ouverts, laissant les invités aller et venir dans les grands espaces des jardins qui se trouvaient devant le manoir.
Monsieur Lucius Fox se trouvait dans le grand hall de réception en compagnie d’autres membres du conseil d’administration de la Wayne Enterprise, et guettait l’arrivée de son invitée. Son chauffeur l’avait prévenu par message qu’il avait déposé la jeune femme devant le manoir à l’instant, et observait chaque nouvel invité pour ne pas la manquer. Il s’en serait voulu si elle se retrouvait seule à une telle réception.
— Lucius, l’interpella-t-on, sortant le cinquantenaire de son intense observation.
— Ah, Monsieur Wayne, répondit-il en serrant la main du multimilliardaire.
Bruce Wayne était vêtu d’un costume noir, mais sans cravate, les deux premiers boutons de sa chemise gris nacré détachés. Il gardait ses mains dans les poches de son pantalon, en posture décontractée.
— Votre femme Martha n’est pas là, à ce que je vois, lui fit remarquer le jeune homme en taquinant son ancien chef du département des nouvelles technologies.
— Pas cette fois, Monsieur, sourit Lucius d’un air amusé.
Monsieur Wayne le regarda d’un air surpris.
— Tiens, la voici, reprit Lucius Fox en apercevant enfin Julia qui entrait dans la salle de réception.
La jeune femme avait confié son manteau au réceptionniste de l’entrée ; elle déambulait maintenant dans sa longue robe noire près du corps, froncée du haut de son bustier jusqu’à mi-cuisse où commençait une fente qui dévoilait la longueur de sa jambe droite. Une boucle en or retenait une fine bretelle de tissu sur son épaule droite tandis que la bretelle de gauche, plus large et drapée, passait par-dessus son épaule pour rejoindre le tissu du dos qui retombait en plis froncés jusqu’au milieu de son dos, laissant apparaître la forme de ses omoplates. Les fronces du décolleté mettaient en valeur sa poitrine dont on devinait le galbe soyeux. Elle portait sous son bras un petit sac à main noir cylindrique, en satin noir, le tissu froncé à la manière de la robe et retenue par une anse composée d’une chainette en or. La jeune femme avait orné son poignet gauche d’un bracelet aux multiples anneaux couleur bronze, et des boucles d’oreilles pendaient élégamment en minces filets d’or de ses lobes qu’on apercevait sous sa chevelure qui descendait en cascade de larges boucles brunes aux reflets cuivrés. Le teint clair de la jeune femme resplendissait, la forme de ses yeux soulignée par un trait fin d’eyeliner noir sur fond d’une poudre brun et or qui donnait à ses yeux l’étrange sensation qu’ils oscillaient entre le vert et le noisette. Enfin, ses lèvres étaient réhaussées d’un rouge à lèvre pourpre foncé et qui donnait l’impression de briller tel de l’or.
Lorsque la jeune femme reconnut enfin Lucius parmi la foule, elle se dirigea élégamment vers lui en arborant un sourire qui sublima son visage.
— Mademoiselle Thorne, vous resplendissez, la complimenta Monsieur Fox en effectuant un élégant baise-main.
— Je vous remercie, dit-elle en rougissant quelque peu.
— Je vous avais dit que je voulais vous présenter à quelques personnes, lui rappela-t-il alors. Nous allons commencer tout de suite : je vous présente Monsieur Bruce Wayne, le nouveau et heureux propriétaire de la Wayne Enterprise, et l’organisateur de cette soirée.
— Monsieur Wayne, le salua-t-elle avec un sourire un peu plus timide.
— Monsieur Wayne, je vous présente mademoiselle Julia Thorne, ancienne archiviste du département de la police et récemment promue à un poste spécifiquement créé à son intention.
— Oh, rien de bien extraordinaire, répondit Julia avec humilité, je m’occupe de la gestion informatique entre les services municipaux.
— Gestion possible uniquement grâce au programme que vous avez élaboré, ajouta Monsieur Fox.
— C’est vrai, fut obligée de reconnaître la jeune femme.
— Monsieur Wayne, en tant que nouveau PDG de votre entreprise, je vous conseillerais vivement de la débaucher de son poste actuel, c’est une perle pour tout ce qui concerne l’informatique et les nouvelles technologies.
Bruce Wayne, qui était resté silencieux jusque-là, bouche bée devant la jeune femme, hocha soudain de la tête :
— Si Lucius dit que vous en valez la peine, je lui fais entièrement confiance.
— Je…, bégaya Julia prise au dépourvu.
— Venez avec moi, l’interrompit Lucius en lui tendant son bras pour escorter la jeune femme. J’ai plusieurs autres personnes à qui j’aimerais vous présenter.
— D’accord, répondit Julia heureuse de pouvoir échapper à la proposition indécente qu’on allait lui faire en termes de travail.
Bruce Wayne les regarda s’éloigner, encore un peu abasourdi, puis ne put s’empêcher de rire doucement en se murmurant : « Sacré Lucius, il aura toujours l’art de me surprendre ! ».
Monsieur Fox fit le tour des nombreuses salles de réception avec à son bras la magnifique jeune femme qui ne manqua pas d’attirer le regard des autres invités, non par sa tenue « Versace », mais parce que personne ne la connaissait dans ce monde où toutes les grandes fortunes se côtoyaient depuis longtemps. Elle était l’attraction parce qu’elle était inconnue de tous. Julia ne manqua pas toutefois de relever la promotion de Monsieur Fox et de l’en féliciter. Elle s’étonna du bond qu’il avait pu faire dans l’entreprise, et il lui raconta qu’au temps des parents de Monsieur Wayne, il occupait déjà ce poste, et qu’à la mort de ceux-ci il avait été lentement rétrogradé jusqu’à finir dans le bureau qu’elle lui connaissait. La jeune femme fut alors contente d’apprendre que le fils Wayne avait rétabli sa position, car il lui semblait être un homme sage et intelligent dans ce monde fait d’intrigues et d’argent.
Julia fit donc la rencontre des autres membres du conseil, des vieilles familles de Gotham City, ainsi que de certains chefs de départements divers de la Wayne Enterprise. Elle rencontra également le maire qui était présent et qui lui présenta le futur candidat pour être procureur général : Monsieur Harvey Dent, un idéaliste inspirant. Puis le visage de la jeune femme s’assombrit lorsque le commissaire Loeb les rejoignit. Celui-ci la salua avec une chaleur excessive que la jeune femme lui refusa, elle resta distante et froide envers son maître-chanteur. Monsieur Wayne les rejoignit à son tour après avoir reçu ses derniers invités. Il semblait n’avoir jamais quitté des yeux la nouvelle informaticienne et dut remarquer le regard noir qu’elle jeta au commissaire, car il demanda à Lucius en ces termes :
— Puis-je vous emprunter votre cavalière quelques instants ?
Lucius Fox jeta un œil sur Julia qui acquiesça silencieusement tout en lui lâchant le bras pour prendre celui que Monsieur Wayne lui tendait. Ce dernier sourit à l’assemblée et tous deux les laissèrent à leurs discussions. Le multimilliardaire l’emmena dans une nouvelle salle moins bondée d’invités, puis se dirigea vers un large balcon où l’on pouvait admirer l’étendue des jardins de la propriété, ainsi que la ville qui brillait de mille feux de l’autre côté du fleuve. Julia lui lâcha le bras et vint s’appuyer élégamment contre la balustrade de pierre afin de profiter de la vue et de l’air frais qu’elle inspira profondément.
— Vous aviez l’air d’avoir besoin d’un peu d’espace, dit alors Bruce Wayne d’une voix posée.
— Et vous aviez vu juste, lui sourit Julia en se tournant de son côté.
Le trentenaire arborait toujours une attitude désinvolte qui détonnait avec sa position sociale. Cependant, son regard était fermé, ses yeux bruns voilés par des années d’endurcissement, malgré son sourire séducteur. Quelque chose relevait du paradoxe chez lui, en tout cas c’est ce que ressentit la jeune femme.
— Et donc, cela fait longtemps que vous m’observez pour remarquer cela ? reprit Julia d’un ton taquin.
Monsieur Wayne poussa un petit rire.
— J’avoue, dit-il alors en souriant. Votre visage s’est d’ailleurs fermé lorsque le commissaire Loeb vous a rejoints.
Le sourire de Julia s’effaça.
— Vous a-t-il causé quelque ennui ? s’interrogea-t-il avec un air concerné.
— Disons que nos opinions divergent, répondit-elle, évasive. Mais parfois, il faut endosser le mauvais rôle auprès des autres afin de sauver le plus grand nombre…
Bruce Wayne fronça des sourcils, comme si ces dernières paroles faisaient écho en lui, sans toutefois qu’il n’arrive à les comprendre vraiment. Le silence se rétablit entre eux.
— Si Lucius vous recommande personnellement, c’est vraiment que vous sortez du lot, reprit Monsieur Wayne, comme pour faire la conversation.
— C’est très gentil de sa part, mais je suis pour l’instant satisfaite de mon poste, refusa-t-elle avec politesse.
— Sachez en tout cas que la porte de la Wayne Enterprise vous sera toujours ouverte, si vous changez d’avis, ajouta-t-il en s’approchant de la jeune femme.
Il ne l’avait pas lâchée du regard tandis qu’elle l’évitait le plus possible en admirant la vue. Elle sentait ses yeux bruns posés sur elle, ce qui la flattait d’un côté, mais de l’autre la rendait nerveuse, jusqu’à ce qu’elle sente sa main effleurer subrepticement son dos. Elle se tourna vivement et aperçu sur son visage un air désolé :
— N’en croyez rien, je ne voulais pas, s’excusa-t-il avec sincérité. Je voulais simplement…
Julia passa alors sa main dans son dos et sentit l’étiquette de sa robe qui dépassait légèrement. Elle poussa un soupir, embarrassée par la situation.
— Je voulais juste faire en sorte qu’on ne la voie pas, termina Bruce Wayne qui parut partager l’embarras de la jeune femme.
— La preuve que je n’appartiens aucunement à ce monde, soupira Julia les joues en feu.
Elle appuya à nouveau ses mains sur la balustrade et perdit son regard dans l’horizon nocturne. Monsieur Wayne s’avança à ses côtés, à une distance socialement acceptable, et en fit de même.
— J’ai beau faire partie de ce monde depuis la naissance, je ne m’y sens toujours pas à ma place, se confia-t-il alors.
— Ce n’est pas l’image que vous donnez dans la presse, fit remarquer Julia.
— Comme vous le dites, ce n’est qu’une image, répondit-il avec simplicité.
Julia sourit à nouveau.
— Je m’en doutais un peu, lui confia-t-elle à son tour. J’ai trouvé votre croisade financière tout à fait brillante, d’ailleurs. Des sociétés écrans, je présume ?
— Je comprends un peu mieux Lucius maintenant, dit-il en riant. Vous êtes vraiment perspicace.
Il se tourna vers la jeune femme, accoudé à la balustrade :
— Je serai moins enclin à vous laisser filer, en conclut-il.
— Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas intéressée pour l’instant, et je n’appartiens pas à ce monde… A minuit, mon carrosse se transformera à nouveau en citrouille.
— Dans tous les cas, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, dit-il en se redressant et en effectuant un délicat baise-main.
Julia lui sourit à nouveau et plongea enfin son regard dans le sien. Elle le trouva d’un charme envoûtant, et ne reconnut pas le petit garçon de la photographie : non parce qu’il se conduisait comme un débauché pour les journaux, mais par une maturité et un sentiment de vindicte déterminée qui avait effacé le sentiment de culpabilité qu’elle avait pu y déceler. Elle détourna la tête afin d’échapper à son regard qu’elle sentait tout aussi pénétrant que le sien, lui procurant la sensation qu’il pourrait lire en elle comme à livre ouvert, et cela la gênait.
La jeune femme prit congé auprès de Monsieur Fox qu’elle remercia pour l’invitation. Il fit appeler son chauffeur pendant qu’elle récupérait son manteau, puis descendit la large volée d’escaliers de l’entrée en direction de la voiture qui s’arrêtait devant le parvis. Elle se tourna une dernière fois du côté du manoir, et crut apercevoir une silhouette à l’un des balcons du second étage du bâtiment principal, un homme la regardait partir, accoudé à la balustrade. Julia entra dans la voiture qui l’emmena au cœur de la ville de Gotham où elle retrouverait son appartement, puis rendrait la robe à la boutique, mettant ainsi fin à cette soirée vécue comme une agréable parenthèse dans sa mission.
Le lendemain, elle passerait à une étape importante de son plan.