L'Oracle de Gotham
Le lendemain matin, Julia rendit la robe de soirée ainsi que ses accessoires à la boutique du district de la mode. Les vendeuses, déçues, lui rendirent son chèque de 3'500 dollars qu’elles n’avaient pas encore fait encaisser, qu’elle déchira en sortant de la boutique, soulagée, car elle ne possédait pas cette somme sur son compte en banque.
La journée se déroula dans la routine habituelle : Stéphanie Morrow vint manger avec Julia au déjeuner, elles papotèrent de tout et de rien. Julia effectua son travail avec bonne humeur, on lui dit qu’elle rayonnait. Elle se prit même à faire quelques heures supplémentaires, puis rentra dans son appartement vers les coups de 20h. Il restait encore deux heures avant son rendez-vous avec la pègre.
La jeune femme prit plusieurs précautions au cas où ce rendez-vous tournerait mal : elle scella la porte sous l’escalier derrière laquelle se trouvait son serveur, dissimulé derrière une cloison, faisant passer le cagibi pour un vieux placard à balais qui n’avait jamais servi. Elle déconnecta également ses écrans de l’ordinateur central et le brancha sur le boîtier d’un ordinateur conventionnel sur lequel elle avait placé des dossiers et fichiers qui donnaient l’illusion d’un ordinateur personnel tout à fait ordinaire. Elle prit son arme de poing qu’elle dissimula dans son dos, glissé dans sa ceinture. Elle ne prit avec elle qu’un petit sac à main léger, dans lequel elle mit une clef USB sur laquelle se trouvait le programme modifié. Elle vérifia l’adresse du rendez-vous et finit par commander un taxi.
La voiture jaune la conduisit jusque dans les bas-quartiers de l’Uptown, passa près de la chambre qu’elle avait louée à son arrivée dans la ville, puis s’engouffra dans des allées de plus en plus sombres, jusqu’au croisement des rues indiquées sur le morceau de papier. Julia sortit du taxi après avoir réglé la note en liquide et jeta un œil aux alentours. Les immeubles étaient pauvres, mal entretenus, dont certains insalubres, des planches clouées aux fenêtres derrière lesquelles on apercevait des squatteurs. Il y avait une impasse un peu plus loin au fond de laquelle des sans-abris se réchauffaient autour de feux sauvages.
Soudain, deux hommes à l’allure imposante s’approchèrent de la jeune femme ; ils s’arrêtèrent devant elle, la toisèrent, puis lui firent signe de les suivre. Ils l’escortèrent au travers d’une ruelle, puis empruntèrent une ancienne bouche de métro. Les néons fonctionnaient à peu près, leurs lumières clignotantes donnant un aspect inquiétant aux couloirs qui s’enfonçaient en labyrinthe sous terre. Enfin, ils remontèrent des escaliers de fer rouillé, l’un des deux hommes de main poussa une porte en fer au sommet et fit entrer la jeune femme dans un vieux hangar de dépôt désaffecté. On entendait au loin des sirènes de bateau : elle était proche des anciens docks de la ville. Les deux hommes la conduisirent jusqu’à un bureau de gestion vitré dans lequel se trouvait une table et un ordinateur. Le commissaire Loeb l’attendait de pied ferme.
— Asseyez-vous, lui ordonna-t-il en lui montrant la chaise.
Les deux hommes de main restèrent à l’extérieur du bureau, on pouvait apercevoir leur silhouette massive monter la garde devant la porte semi-vitrée. Julia obéit en silence et s’assit devant l’ordinateur. L’écran était déjà allumé et le bureau virtuel ne contenait aucun dossier ni logiciel.
— Est-il connecté à votre réseau ? demanda-t-elle sèchement.
— Comme vous l’avez exigé, répondit-il sur le même ton.
L’on avait l’impression qu’on aurait pu trancher au couteau la tension qu’il y avait entre eux. Julia prit son sac sur les genoux et plongea la main à l’intérieur. A ce geste, le commissaire pointa son arme sur elle :
— Pas d’entourloupe ! lança-t-il d’un regard noir.
— On se détend, rétorqua-t-elle avec dédain. Je dois prendre ma clef USB pour pouvoir installer le programme.
Le commissaire Loeb fit un bref signe de tête vers son sac, dont elle lui montra alors le contenu. Il relâcha quelque peu sa crispation, mais maintint son arme pointée en direction de la nuque de la jeune femme. Julia inspira lentement en prenant sa clef USB, puis la connecta à l’écran d’ordinateur. Une fenêtre monta automatiquement, contenant un unique fichier. Elle allait double-cliquer dessus avec la souris mise à disposition lorsque le courant s’éteignit brutalement dans l’ensemble du hangar et du bureau. Le commissaire saisit la jeune femme par le bras et la tira à lui en la secouant :
— Qu’avez-vous fait ! hurla-t-il, la panique perçant dans sa voix.
— Rien ! répliqua-t-elle vivement.
A l’extérieur, on entendit les deux brutes appeler leur patron et armer leurs pistolets. Le commissaire récupéra brusquement la clef plantée dans l’ordinateur et sortit en trombe du bureau pour tenter de voir ce qu’il se passait, tenant toujours fermement la jeune femme par le bras à lui en faire mal. L’une des deux brutes avait sorti une lampe torche et balayait la pénombre du hangar devant lui, jusqu’à ce qu’une forme immense aux ailes déployées fonde sur lui et l’assomme violemment. L’autre homme de main se mit à tirer à vue, mais fut vite arrêté d’un coup de poing au visage, ce qui lui fit lâcher son arme. Toutefois, la brute riposta et se mit à battre l’air de ses poings, son adversaire évitant les coups avec une grande agilité. Le commissaire, sentant le danger, attrapa Julia par les épaules et la tint serrée contre lui, le canon de son arme pointé contre la tempe de la jeune femme étranglée à moitié par le bras de son agresseur. Lorsque le mystérieux inconnu eut mis à terre la deuxième brute, il se tourna du côté du commissaire et de son otage. Il était entièrement vêtu d’une sorte d’armure moderne noire, une ceinture couleur bronze brillait de quelques lueurs à sa taille et une large cape d’un tissu opaque couvrait ses larges épaules. Son visage était caché derrière un masque qui ne laissait voir que sa mâchoire et sa bouche, et l’on ne distinguait rien de ses yeux sombres. Deux oreilles droites, telles celles d’un chat ou d’une chauve-souris, surmontaient le casque qui protégeait sa nuque et son cou.
— Ne tente rien, sale monstre ! cria le commissaire Loeb en resserrant encore son étreinte sur le cou de la jeune femme.
L’inconnu se mit à marcher d’un pas assuré vers eux.
— Qui es-tu ? cria encore le commissaire en panique face à la créature humaine.
— Je suis Batman, dit l’inconnu d’une voix rauque et menaçante.
Julia sentit l’étreinte se relâcher une demi-seconde ; elle en profita pour écraser violemment le pied de son agresseur avec la pointe de son talon. Le commissaire poussa un hurlement et lâcha sa prise. La jeune femme se dégagea de son bras et s’éloigna au plus vite, tandis que l’homme chauve-souris avait saisi le commissaire par le col.
— Courez ! lui ordonna-t-il de sa voix rauque, chose qu’elle fit sans poser de question.
Julia se mit à courir le plus loin possible ; elle entendit deux coups de feu derrière elle, mais elle ne s’arrêta pas. Elle trouva une issue au hangar, sortit en balayant du regard le quai vide, puis continua de courir ; elle se faufila entre les entrepôts désaffectés, s’orientant selon le paysage qu’elle distinguait de temps en temps. Rapidement, elle quitta le vieux port et s’engouffra dans les ruelles du quartier de Crime Alley. Au détour d’une nouvelle ruelle, essoufflée, elle s’arrêta un instant, retira ses chaussures dont elle cassa les talons avant de les remettre. Elle reprit sa course, persuadée qu’on la recherchait. Elle courut encore, jusqu’à reconnaître la rue où se trouvait son ancien logement. Elle se souvint qu’il y avait une sorte d’arrière-cour à l’abri des regards au fond de la ruelle ; elle bifurqua, fit plusieurs détours et s’engouffra dans l’allée jusqu’à atteindre le fond et passa par-dessus la clôture grillagée. Il n’y avait aucune lumière à cet endroit, ce qui lui permit de se fondre dans l’ombre.
Elle s’écroula à terre, dos contre le mur derrière une benne à ordure. La jeune femme tenta de calmer sa respiration haletante, puis la retint tout à fait lorsqu’elle entendit des voix qui s’interpellaient : « Non, rien ici. On l’a perdue… Le chef ne va pas être content. » Les voix s’éloignèrent lentement. Julia ferma un instant les yeux et inspira profondément, puis expira lentement afin de calmer les pulsions de son cœur qui tapait à l’en faire mal dans sa poitrine.
— Vous êtes en danger, dit soudain la voix rauque et profonde de l’inconnu qui se faisait surnommer « Batman ».
Julia sursauta et retint son cri de stupeur. Elle se releva vivement pour faire face à sa silhouette sombre et massive.
— C’est à cause de vous que je le suis ! s’énerva-t-elle alors soudain, à la grande surprise du Batman. Sans votre intervention, tout se serait passé comme je l’avais prévu !
— Expliquez-vous, lui répliqua-t-il, menaçant.
Julia souffla de colère, puis marqua un temps. La situation était critique pour elle, et elle ne savait pas en qui elle pouvait avoir confiance, encore moins si elle pouvait faire confiance à cet agresseur de l’ombre qui, néanmoins, ne s’attaquaient qu’aux malfrats de la ville, et l’avait sauvée deux fois. Julia souffla encore une fois, au comble de l’agacement :
— J’avais planqué des mouchards dans ce programme qui m’auraient permis d’accéder à l’ensemble du réseau de la pègre, en tout cas celui dirigé par Carmine Falcone. J’aurais ainsi pu accéder à toutes les informations qu’ils ont dissimulées, mais aussi toutes leurs transactions, les noms de ceux qui participent au réseau… j’aurais eu accès à tout afin d’obtenir les preuves nécessaires pour faire tomber les têtes de l’hydre.
— Je ne savais pas, répondit-il de sa voix rauque.
— Evidemment, c’était le but, que personne ne le sache ! s’emporta la jeune femme. Et maintenant, j’ai perdu la clef, ils me soupçonnent sûrement d’être votre complice, je ne peux pas aller chez moi, et…
Julia passa ses mains sur son visage, mesurant l’ampleur critique de sa situation. L’homme chauve-souris sortit alors un objet de sa ceinture et le tendit à la jeune femme. C’était la clef USB, intacte.
— Il faut que je la teste, dit-elle sans remerciement. J’imagine que la coupure de courant, c’est vous qui l’avez produite avec un générateur à impulsion électromagnétique ?
— En effet.
— Ben voyons, maugréa Julia. Ça veut dire qu’elle est fichue, il faut que je la restaure, puis que je remette mon programme modifié dessus.
— Ils sont déjà probablement en train de fouiller votre appartement, fit remarquer le Batman.
— Je sais, rétorqua sèchement la jeune femme.
— Vous ne semblez pas être une simple informaticienne, répliqua-t-il en la mettant en doute à son tour.
Julia marqua un nouveau silence. Elle voulait en divulguer le moins possible, mais c’était vrai que ses propos ne pouvaient qu’instaurer le doute sur elle.
— Je travaille pour la CIA, lâcha-t-elle alors à voix basse. Seulement, ma mission ici n’a pas été approuvée par ma hiérarchie. J’agis seule.
— Dans quel but ?
— Ça, ça me regarde. Je pourrais d’ailleurs vous retourner la question, ajouta-t-elle avec véhémence.
Le Batman garda le silence. Ce qu’elle lui avait révélé sembla lui suffire :
— Nous avons donc trois points en commun : nous luttons contre ce qui gangrène cette ville, nous agissons seuls, et les raisons nous regardent. Et si nous unissions nos forces ?
— Il faudrait déjà que je survive jusqu’à demain soir, ce n’est pas gagné, répliqua Julia sur la défensive.
— Vous avez un plan ? demanda-t-il.
— Je suis obligée de retourner chez moi pour restaurer la clef. Sans vous, le devança-t-elle. S’ils nous voient ensemble ou que vous leur donnez l’impression de me défendre, ma couverture sera définitivement grillée, je ne pourrai plus agir.
L’homme chauve-souris saisit alors un autre objet dans sa ceinture et le tendit à la jeune femme :
— Un transmetteur : s’il y a quoi que ce soit, vous l’activez, je saurai où vous êtes et interviendrai.
Julia prit le petit appareil et l’observa : il ressemblait à une clef de voiture, mais sans clef. Elle hocha silencieusement de la tête à l’affirmative. Toutefois lorsqu’elle leva les yeux sur lui, la ruelle était déserte. Elle balaya du regard les environs, mais ne vit aucune trace de ce mystérieux inconnu. Elle regarda à nouveau l’appareil dans le creux de sa main, puis quitta son abri pour se diriger vers le Midtown.
Alors qu’elle se rapprochait de son quartier, tout en restant vigilante, elle réfléchissait à un plan d’attaque si elle réussissait à restaurer la clef USB. Ses chances de s’en sortir indemne étaient minces, il lui fallait gagner d’une certaine façon la confiance du chef de la pègre ; le rencontrer en personne devenait donc urgent. Arrivée dans le pâté de maison où se trouvait son immeuble, Julia vérifia qu’on ne la suivait pas et passa par l’entrée du parking. Elle prit les escaliers de secours pour éviter l’ascenseur, puis, au 7e étage, elle remarqua que la porte de son appartement avait été forcée. Lorsqu’elle entendit des voix provenir de l’intérieur, elle sauta sur place et démit un carreau du faux plafond, sauta encore une fois et s’accrocha à l’armature afin de grimper dans l’étroit espace où passaient les tuyaux d’eau qui alimentaient les appartements. Elle replaça délicatement le carreau et attendit, l’oreille tendue. La jeune femme put distinguer la voix de quatre hommes qui sortirent de son appartement. Ils ne prirent pas la peine de refermer derrière eux, certainement pour lui laisser un message explicite de leur venue. Ils discutèrent brièvement juste en-dessous de là où elle se trouvait :
— Elle n’est pas encore revenue ici, il faut donc surveiller les entrées de l’immeuble pour l’intercepter.
— On s’occupe de l’entrée du parking.
— D’accord, nous de l’entrée principale.
Les quatre hommes reprirent leur chemin et descendirent en ascenseur. Une fois le silence revenu dans le couloir de l’étage, Julia enleva à nouveau le carreau, redescendit en toute discrétion et le replaça. Elle s’approcha furtivement de la porte de son appartement, la poussa lentement et sortit son arme de sa ceinture. La jeune femme progressa lentement au travers de son appartement, restant dans l’ombre loin des fenêtres, à la recherche d’un potentiel intrus. Après avoir fait le tour de l’appartement, elle put ranger son arme et monta directement dans la mezzanine. L’ordinateur qu’elle avait posé comme leurre avait fait son office : les hommes de main de Falcone et Loeb l’avaient récupéré. Elle rebrancha rapidement ses écrans à l’ordinateur central dissimulé juste en dessous et inséra la clef USB dans l’un des ports des écrans. Comme elle le craignait, l’impulsion électromagnétique l’avait endommagée. Elle lança rapidement une procédure de restauration qui dura cinq bonnes minutes et qui parurent une éternité pour Julia qui étaient aux aguets si les hommes de Loeb avaient l’idée de remonter dans l’appartement.
La restauration terminée, Julia testa à nouveau la clef USB et eut un soupir de soulagement : elle avait réussi à la réparer. Elle transféra dessus le programme destiné à la pègre, la débrancha de l’écran et la rangea dans la poche intérieure de son blazer. Elle réfléchit encore un instant : elle devait trouver un moyen de sortir de l’immeuble sans être vue. Elle décida alors qu’il était temps d’activer la dernière amélioration qu’elle avait faite à son programme personnel. La jeune femme ouvrit « Oracle », apporta quelques modifications dans les lignes de codes, puis appuya sur la touche Entrée. Une nouvelle fenêtre apparut, fit défiler une série de commandes automatisées, puis valida la manipulation. Julia rechercha le réseau des feux de signalisation et entra son adresse. Une carte du réseau de signalisation s’afficha avec son immeuble au centre de son quartier. Elle sélectionna le feu qui se trouvait au prochain croisement sur la gauche, vérifia l’heure qu’il était actuellement, puis entra une série de chiffres dans la fenêtre de sélection, puis l’action désirée. Elle valida l’ensemble avant de refermer l’Oracle et de débrancher ses écrans de l’ordinateur central. Elle sortit de son appartement en laissant la porte entr’ouverte, puis dévala les étages par l’escalier de secours. Elle se dirigea vers la porte principale, ralentit, regarda l’heure sur son téléphone portable. Elle compta les secondes ; elle entendit des klaxons de voitures retentir, puis un carambolage. Les deux hommes qui se trouvaient devant la porte de l’immeuble s’éloignèrent sur la gauche ; Julia en profita pour partir dans la direction opposée. Sa diversion avait parfaitement fonctionné.
La jeune femme prit la première bouche de métro et monta dans la ligne qui l’amènerait dans le Downtown, proche du quartier général de la G.C.P.D. Le seul plan qui lui venait à l’esprit était de se livrer au commissaire Loeb directement sur son terrain. Elle se rendit dans un café qui ouvrait tôt le matin pour accueillir les salariés, s’installa au fond de la salle et commanda un café bien serré. Il était 6h30 du matin, elle savait que le commissaire Loeb arrivait aux alentours de 8h30 à son bureau. Elle attendrait là son heure.
Après avoir fait un tour aux toilettes de l’établissement pour cacher les traces de cette nuit agitée, Julia Thorne se dirigea d’un pas assuré vers la G.C.P.D., entra par la porte principale, à la vue de tous, et sentit certains regards s’appesantir sur elle. D’un autre côté, elle se savait protégée par les quelques flics présents qui ne devaient pas tremper dans les affaires de la pègre et dont cette dernière ne voulait pas éveiller les soupçons non plus. Elle croisa Jim Gordon et en ressentit un soulagement inespéré. Elle le salua comme à son habitude, ne laissant rien transparaître de son inquiétude.
— Alors, que nous vaut cette visite ? demanda Jim comme à son habitude.
— Rien de bien particulier, répondit Julia d’un ton naturel. Je dois voir le commissaire pour lui soumettre une idée concernant mon programme.
— J’en suis vraiment content, de ce programme, vous savez ! s’exclama alors Jim avec sincérité. J’ai enfin pu coffrer deux-trois individus que ça me démangeait de le faire !
Julia sourit, puis le laissa à son travail pour marcher en direction du bureau du commissaire Loeb. Les vitres en avaient été changées depuis l’incident de la mairie. Elle l’aperçut, il était de dos et semblait être au téléphone. La jeune femme frappa trois coups à la porte et entra :
— Monsieur le commissaire, je crois que vous me cherchiez, dit-elle d’un ton de défi.
Le commissaire Loeb se retourna vivement dans son fauteuil, mit fin à son appel et se leva pour fermer la porte derrière elle. Comme le bureau était vitré, il ne put rien lui faire physiquement. Julia resta donc bien en évidence devant les vitres du bureau.
— Ce monstre, c’est votre acolyte ? l’interrogea-t-il en grinçant des dents.
— Absolument pas, répondit-elle du tac au tac. De ce que je crois comprendre, il s’attaque à vos hommes ? C’est pour cela que vous dissimulez ses apparitions. Il se prend sûrement pour un justicier, il a dû me croire en danger… mais ne l’étais-je pas un peu, finalement ?
Le commissaire garda le silence.
— Non, je ne le connais pas, répéta-t-elle avec plus de concision.
Julia sortit de la poche de son blazer la clef USB et la lui présenta. Il voulut la prendre, mais elle l’enferma au creux de sa main.
— Rappelez-vous, je dois l’installer moi-même, cela n’a pas changé, dit-elle d’un ton catégorique.
— Avec ce qui s’est passé cette nuit, Falcone n’a absolument aucune confiance en vous ni en votre programme, rétorqua-t-il.
— J’imagine bien, répondit-elle. C’est pour cela que j’aurais une proposition à lui faire, pour donner une preuve de « ma bonne foi ».
— Dites.
— Non, pas à vous, répliqua-t-elle. Je ferai ma proposition uniquement à Falcone en personne. Je ne veux plus passer par vous.
Le commissaire de police était sur le point d’exploser de rage, mais il dut se contenir en apercevant le lieutenant Jim Gordon qui l’observait à cet instant. Julia sourit intérieurement, si heureuse de la présence de l’officier ce jour-là. Le Commissaire Loeb retourna à son bureau, décrocha son téléphone et composa un numéro. Il attendit quelques secondes, puis demanda « le Romain ». Il communiqua alors les dernières nouvelles des événements de la nuit, puis soumit la demande de la jeune femme. On entendit une voix à l’autre bout du fil, puis le commissaire raccrocha.
— Falcone accepte de vous rencontrer en personne, déclara-t-il, fulminant. Vous l’intriguez.
— Je sais, je fais cet effet-là à beaucoup d’hommes, répliqua Julia sur un ton provocateur.
— Suivez-moi, grogna le commissaire Loeb en sortant de son bureau.
Julia comprit alors qu’elle allait pouvoir le rencontrer tout de suite. Elle suivit le commissaire sans un mot. Sur le parvis, il la fit entrer dans sa propre voiture de fonction, une berline noire et spacieuse. Le trajet fut silencieux ; la jeune femme observait le paysage au travers des vitres teintées, il la conduisait dans l’Uptown. Il tourna dans une impasse et gara sa voiture, puis fit sortir la jeune femme et l’escorta à l’intérieur d’un bistrot-cabaret. Ils traversèrent la grande salle où des hommes et des femmes buvaient un café, jouaient aux cartes, discutaient. Tous jetèrent un œil sur celle qui accompagnait le commissaire dans l’arrière-salle. Là, un homme d’une cinquantaine d’année, le visage carré et sévère, les yeux brun noir et les cheveux châtain foncé gominés la reçut, entouré de plusieurs de ses sbires baraqués. Un autre homme, d’allure frêle, d’une trentaine d’années, tenant fermement contre lui une mallette rigide, était assis à la même table que le chef de la pègre, celui qui se faisait nommer « Le Romain » parce qu’il avait bâti tout un empire qu’il menait d’une main de fer.
— Mademoiselle Thorne, l’accueillit Monsieur Falcone, je suis heureux d’enfin vous rencontrer. Il me tenait à cœur de voir celle qui a réussi à filer entre les doigts de mon commissaire !
Carmine Falcone l’observa de haut en bas avec délectation.
— Asseyez-vous, l’invita alors le mafieux.
Julia prit le siège rouge que lui désignait Monsieur Falcone, et posa ses mains croisées sur la table.
— Il semblerait que vous ayez une proposition à me faire, reprit Monsieur Falcone en allumant un cigare.
— Tout d’abord, je tiens à vous dire que le programme est toujours disponible pour vous, dit-elle en sortant la clef USB de son blazer. Mais il faut que je puisse l’installer moi-même afin de répondre à vos exigences.
Monsieur Falcone hocha de la tête, puis d’un signe de la main lui signifia de continuer.
— Je comprends que vous n’ayez plus confiance en mon programme, continua-t-elle, je me propose donc de vous rendre un autre service qui pourrait être accessible dans mon domaine, à savoir l’informatique.
— Ce que je veux ? releva Falcone en haussant un sourcil.
Julia garda le silence, mais ouvrit ses deux mains en signe d’affirmation.
— Il y a une chose qui m’a toujours été refusée, et que je voudrais, dit-il alors en expirant une bouffée de fumée âcre. C’est un compte en banque dans la Gotham National Banque, afin de blanchir tous mes jolis billets.
Monsieur Falcone s’était accoudé à la table, se rapprochant de la jeune femme pour mieux observer sa réaction. Mais voyant qu’elle ne réagissait pas, il lui demanda :
— Cela serait dans vos cordes ?
— Oui, répondit-elle simplement.
Le mafieux s’enfonça alors dans son siège, un air satisfait se dessinant sur son visage. Il fit un signe à l’un de ses hommes qui s’éloigna, puis revint déposer un ordinateur portable devant la jeune femme.
— Je le veux maintenant, dit-il d’un ton autoritaire.
Julia marqua un temps d’arrêt : il était très probable qu’une fois fait, il la fasse descendre par l’un de ses acolytes. Ou pas. Elle n’en savait rien, mais elle n’avait pas le choix à cet instant précis. Elle ouvrit l’ordinateur portable, inséra la clef USB dans l’un des ports, puis commença tout d’abord par installer son programme comme elle l’entendait. Elle savait qu’au moins, ses mouchards seraient en place, et que si ce Batman n’était pas trop idiot, il irait dans son appartement et trouverait son ordinateur central. Ensuite, elle réfléchit un instant à la manière dont elle allait procéder pour créer un compte en banque valide au sein de la G.N.B. de manière tout à fait illégale.
Pendant ce temps, Monsieur Falcone lui présenta le frêle homme qui était resté assis et silencieux à droite : c’était son agent comptable. Il l’avait fait amener si jamais elle en avait besoin pour ce qu’il lui demandait de faire. Il lui révéla aussi que c’était le directeur de la banque lui-même qui avait toujours refusé la création de ce compte en banque, et qu’il n’avait jamais réussi à le corrompre, celui-là. Il en était très déçu.
— Cela risque de prendre quelques heures, l’interrompit-elle.
— Très bien, je vous laisse donc travailler en compagnie de mes gars, répondit-il en se levant pour passer dans la première salle.
Julia observa les quatre hommes baraqués postés à chaque coin de la table autour d’elle et du comptable. Elle ne possédait pas d’issue pour l’instant. Elle se servit alors des informations données par Falcone pour échafauder un plan qui puisse passer pour légal aux yeux de la loi. Mais sans son « Oracle », elle était particulièrement limitée. Elle créa alors un compte en ligne via une société bidon, à qui elle céda les parts immédiatement à Monsieur Falcone. Une fois son nom inscrit dans la base de données de la banque, elle réussit à manipuler les dates de création du compte et fit en sorte que le compte créé date d’une vingtaine d’années, ce qui, légalement, donnait une possibilité à Falcone de réactiver le compte sans avoir l’accord du directeur actuel de la banque. Ce stratagème lui prit malgré tout la journée entière afin de rendre sa société bidon viable aux yeux de la loi, puis elle dut demander une signature numérique à Monsieur Falcone, ce qu’il n’accepta pas d’emblée : elle dut le convaincre de l’innocuité de la signature.
La nuit était tombée lorsqu’elle réussit son tour de main ; elle fit appeler Monsieur Falcone et lui annonça qu’il pouvait se présenter le lendemain à la banque pour activer son compte. Il semblait être satisfait, mais par précaution, il garda la jeune femme prisonnière jusqu’au lendemain matin, à l’heure de l’ouverture de la banque. On lui donna une chambre à l’étage, des barreaux aux fenêtres et ses mains menottées reliées à une chaîne jusqu’au lit. Julia ne put pas dormir de la nuit et resta assise sur le lit, dos au mur en attendant que le soleil se lève. Elle sentait le petit transmetteur collé contre sa peau dans son soutien-gorge, mais ne l’activait pas tant qu’elle avait l’espoir que Monsieur Falcone la considère comme utile. Il devait être 10 heures passées quand le mafieux la fit sortir de sa chambre et amener devant lui ; à la même table que la veille.
— Mademoiselle Thorne, je vous remercie, dit-il enfin après s’être allumé un cigare. Vous êtes la première à accéder à ma demande et à y parvenir en moins de 24 heures. Vous allez travailler pour moi désormais.
Julia poussa un soupir discret.
— Quand j’aurai besoin de vous, je vous ferai venir ici, continua-t-il.
La jeune femme hocha de la tête ; le mafieux fit un signe de la main à l’un de ses sbires qui apporta une petite sacoche à la jeune femme.
— Pour vous dédommager de la nuit inconfortable, dit-il en souriant.
Julia prit la sacoche sans rien dire, puis se leva.
— Puis-je y aller ? demanda-t-elle simplement.
Monsieur Falcone lui fit un signe de la main qu’elle pouvait partir. La jeune femme tourna les talons et marcha droit devant elle en direction de la sortie sans se retourner ni jeter un seul regard autour d’elle. Une fois dehors, elle avança toujours au même rythme, prit plusieurs allées, et lorsqu’elle croisa un mendiant, elle lui donna la sacoche et poursuivit sa route sans rien dire. Le vieil homme ouvrit le sac, intrigué, et allait lui crier quelque chose lorsqu’il découvrit une liasse de billets de cent dollars mais la jeune femme avait déjà disparu.
Julia arriva chez elle en milieu d’après-midi. Elle put enfin refermer la porte de son appartement, remettre un peu d’ordre dans ses affaires qui avaient été fouillées, puis s’allongea quelques instants dans son canapé. Elle prit plusieurs respirations lentes ; elle se sentait exténuée. Elle n’avait pas dormi depuis trois jours et le stress mêlé aux coups d’adrénaline l’avaient achevée. Elle ferma les yeux un moment et s’endormit sans qu’elle ne s’en rende compte.