La caverne des espoirs brisés

Chapitre 32 : La caverne des espoirs brisés

2578 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/07/2025 11:36

Depuis l’ouest, une flotte elfe au complet s’avançait, toutes voiles dehors. C’était un spectacle majestueux que tous ces navires élégants en formation parfaite, les plus grands encadrés des plus petits, chacun à sa place et conservant la juste distance avec les autres. Au centre, un vaisseau de classe Valandor trônait, enfonçant les flots de ses trois coques aux étraves d’or massif. En ajustant sa longue-vue, celle qu’elle avait extorqué à Gildarion et qui était vraiment prodigieuse, la corsaire put observer les détails des pavillons. En les comparant aux armes gravées sur sa longue-vue, elle constata leur exacte similitude. Ainsi la corsaire comprit que la sœur de Gildaron avait pris au sérieux le message que ce dernier lui avait confié. Elle avait réussi à s'extraire de l'emprise de son époux pour venir à la rescousse de son frère avec toutes les forces de leur Maison, la Maison de la Brume d'Acier. Hélas, les Elfes arrivaient trop tard pour sauver leur compatriote et parent. Quant à l’accueil qui leur était réservé... En effet, si l’effondrement du rocher au nord de l’île avait emporté un grand nombre des hydres qui s’y étaient attroupées, les survivantes représentaient toujours une menace non négligeable. Et Flamme-Ardente se rendit compte qu’elles se rassemblaient désormais toutes en un troupeau dense et tumultueux qui se dirigeait sans doute possible vers les navires elfes.

Que devait-elle faire ? Que pouvait-elle faire ? La réponse à ses questions commençait forcément par le bâton-tonnerre. Elle replia donc sa longue-vue et la rangea précautionneusement, comme elle l’avait toujours fait, étant consciente de la valeur exceptionnelle de l’instrument. Puis la corsaire se retourna vers l’endroit où l’artefact se trouvait, non loin du corps de Braegor. Elle ne s’attendait certainement pas à ce qu’elle vit alors devant elle.

« Je te remercie, Flamme-Ardente, pour tes exploits, et ta récompense sera à la hauteur de ta conduite. Tu as accompli l’impensable en extrayant de cette caverne périlleuse cet objet aux pouvoirs démesurés. Tu touches au terme de tes peines, mais j’exigerai de toi un dernier effort.

– Vous, ici ? Comment est-ce possible ? Je croyais que vous ne pouviez pas vous rendre sur cette île ?

– Une magie très ancienne et très puissante émanait des profondeurs du rocher, mais dans sa destruction celle-ci s’est évanouie. Je peux désormais apparaître ici sous la forme d’un avatar éthéré, comme je peux le faire ailleurs en ce monde. L’artefact reste toutefois une source de pouvoir que je ne peux manipuler directement sans prendre de grands risques, et c’est pourquoi j’ai encore besoin de toi.

– Pardonnez mes questions impertinentes, Dame Verte. Les Salamandres sont et demeureront toujours vos humbles serviteurs.

– Il y a un chemin qui descend à flanc de falaise. Prends garde, il n’a pas été entretenu depuis des siècles. Il est étroit et glissant. Il aboutit à un tout petit quai, dissimulé parmi les rochers. Là, tu découvriras une barque dont il te faudra gréer le mât et la voile.

– Je pourrais ainsi rejoindre la flotte elfe... Il s’y trouvera certainement un Archimage en mesure de se servir du bâton-tonnerre pour chasser les Vermines et les humains félons !

– Ce n’est pas ce que je te demande ! » La voix de la Dame Verte changea brusquement, sa douceur laissant place à la colère. « Tu dois emporter cet objet aux Trois Rois.

– Pardon, pardon ! se repentit Flamme-Ardente, qui savait à quels accès de violence la Dame Verte pouvait se laisser aller quand la rage la submergeait.

– Tu dois faire fondre le bâton dans le creuset des volcans. Ainsi il ne pourra plus causer de mal ni tomber en de mauvaises mains, et de plus sa puissance se diffusera dans le sang de ton peuple ! N’est-ce pas là une belle récompense que je te fais ?

– Une belle récompense, oh oui, un présent inestimable ! Il en sera selon votre volonté, j’accomplirai vos ordres ainsi que vous le désirez. Les Salamandres vont seront éternellement reconnaissantes, ma Dame, et vous savez qu’elles sont déjà toutes entières à votre service.

– Ramasse le bâton et part sans plus attendre. La bataille qui se déroulera ici n’appartient pas à ton histoire. »

L’avatar de la Dame Verte s’évapora au dernier mot prononcé, laissant Flamme-Ardente éprouvée par cet entretient inattendu et chargé en émotions. La Dame Verte en personne s’était adressée à elle ! Oubliant Elfes, hydres, Vermines, humains et bêtes de la forêt qui convergeaient vers un ultime affrontement, la Salamandre empoigna le bâton-tonnerre en prenant garde de ne pas le faire glisser de la peau de bête qui l’enveloppait et se mit à la recherche du chemin qui lui permettrait de descendre par la falaise. Elle aperçut en effet au bout d’un moment, en longeant la crête, ce qui pouvait s’apparenter à des marches taillées dans la roche. Elle entama la descente en s’efforçant de ne pas regarder en contre-bas car le chemin était étroit, surtout pour un être de sa carrure. Sa jambe gauche la faisait terriblement souffrir, d’autant qu’elle ne l’avait pas ménagée lors de son assaut contre les carabiniers de Raghar. Elle glissa quelques fois, se rattrapant de justesse à la paroi humide grâce à ses griffes.


Après plusieurs heures, Flamme-Ardente arriva enfin au bout de chemin, à hauteur de la mer. Comme le lui avait prédit la Dame Verte, une barque était amarrée à une petite plate-forme mouillée par l’écume. « Une chance pour moi que les hydres soient allées à l’encontre de la flotte elfe », songea-t-elle en montant à bord. La coque était faite d’un énorme coquillage, de ceux qu’on ne trouvait qu’au fond de la Mer Sans Fin, mais le mât et la voile ressemblaient à ceux qui équipaient communément les barques de pêches un peu partout dans les villages bordant la Mer Naissante. Ce curieux assemblage ne pouvait avoir qu’une signification, ou du moins la corsaire n’en voyait qu’une : cette barque avait été fabriquée par le Royaume du Trident à destination d’un membre d’un autre peuple. Était-ce une aide apportée à ceux qui s’échapperaient du rocher noir, une fois l’artefact en main ? Le Royaume du Trident de Nérética était un allié fidèle, quoique imprévisible, des Forces de la Nature. Il était tout à fait possible que les Néréticains aient fourni cette barque à la demande de la Dame Verte.

Quoi qu’il en soit, Flamme-Ardente disposait maintenant d’une embarcation, et elle était trop heureuse de se retrouver de nouveau sur l’eau. Le vent était favorable, et elle s’éloigna le plus rapidement qu’elle put de l’île. Quand le soleil fut à son zénith, elle en profita pour s’orienter et mis cap sur les Trois Rois. Alors, soulagée, elle entonna un air, plus souvent en sifflotant qu’en chantonnant :


« Je suis une corsaire solitaire

Qui n’manque pas d’eau, qui n’manque pas d’air... »


Elle fut interrompue par une quinte de toux. La descente dans les profondeurs de la grotte avait été une épreuve pour son corps. Elle s’était dépassée et avait malmené son organisme au-delà du raisonnable. Flamme-Ardente n’était pas dupe, elle savait qu’elle arrivait au terme de sa vie. Mais elle n’en ressentait ni tristesse ni peur. Au contraire, elle se réjouissait de clôturer ainsi son existence. Elle retournait enfin aux Trois Rois ! Elle reverrait une dernière fois les rivages familiers de son enfance et serait accueillie en héros. Car non seulement elle serait incinérée, rendant à son peuple l’énergie vitale qui lui avait été prêtée lors de la cérémonie du feu, mais en plus elle apportait un objet chargé d’une grande puissance, laquelle se répandra dans la lave et se transmettra aux prochaines générations de Salamandres. C’était pour elle une fin qui surpassait toutes ses espérances. « On ne peut pas en dire autant de mes compagnons », se dit-elle avec mélancolie. Elle médita sur le sort qui leur avait été réservé, et remarqua une triste similitude.

Gildarion dupa la femme qu’il aimait et l’assassina de ses propres mains. Il voulait offrir aux Elfes le pouvoir du bâton-tonnerre ; il engagea sa Maison dans un conflit à l’issue incertaine, en pure perte. Etchmiéazna s’était jurée de ne jamais porter ses armes qu’à l’encontre des serviteurs des Malveillants ; son dernier acte fut de poignarder un Elfe qui avait passé sa vie à repousser les Abysses. Meilyr aspirait plus que tout à fonder une famille, pour que survécût le Clan du Chardon, un Clan qui s’enorgueillissait d'avoir de tous temps été épargné par la malédiction rouge. Il se sacrifia, et mourut en berseker. Enfin, Braegor désirait faire la paix avec son frère, et ils s’entre-tuèrent. Tous, tous ceux qui s’étaient aventurés dans cette terrible caverne, tous ceux qui avaient eu entre leurs mains ce bâton magique, avaient vu leurs promesses trahies, leurs espoirs brisés.

« La Caverne des Espoirs Brisés, cela ferait un bon titre, pour ce chapitre des aventures de Flamme-Ardente dont j’ai eu l’honneur d’être la protagoniste », pensa la corsaire. Et malgré la peine qu’elle ressentait pour ses amis disparus, elle ne put s’empêcher de sourire, appréciant la caresse des embruns dans le flamboiement du soleil couchant.



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La nacre du coquillage qui fendait les eaux scintillait, bien visible sous la surface, et permettait d’identifier l’embarcation avec certitude. Cette coquille n’avait pas été choisie pour rien. Quand bien même, le Centurion naïade n’aurait jamais pu retrouver sa cible sans les indications de la Dame Verte. L’eau glissait sur ses écailles tandis que le wyrm qu’il chevauchait nageait à pleine vitesse. Il rattraperait bientôt la barque. Ses muscles se raidissaient à mesure qu’il se concentrait, se préparant à la suite. Il connaissait les ordres et obéirait, impassible, avec la froide efficacité qu’on attendait de lui et qui faisait des Centurions naïades ces officiers d’élite que toutes les armées de Pannithor enviaient.



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« Un fragment du Miroir Fénulien ? » La voix qui s’échappait du Masque de Méduse était empreinte de scepticisme.

«  Rien de moins. Vous conviendrez que cela représente une rétribution plus qu’honorable, en remerciement du soutien des Thuuls lors de la Croisade abyssale.

– Oui, nos Aquamanciens ont joué un rôle déterminant à l’époque, en provoquant l’inondation des Abysses. Mais un artefact forgé à partir du Miroir Fénulien, qui contiendrait encore un fragment de l’Étoile des Cieux... est un cadeau qui nous obligera encore à votre égard.

– Ainsi nous poursuivrons notre bonne entente et l’équilibre du monde s’en trouvera préservé.

– Certainement... Certainement... » Une pointe de soupçons restait perceptible dans le ton de l’être masqué. « Ce que je n’ai pas compris, cependant, c’est : pourquoi maintenant ? »




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L’éclaboussure qui retentit derrière elle alerta Flamme-Ardente, mais elle n’eut pas le temps de se retourner. Tout ce qu’elle put voir, ce fut le trident qui dépassait maintenant de son abdomen et s’était enfoncé dans le plancher de la barque, la clouant au sol. Alors que ses forces l’abandonnait, elle entendit un son mat indiquant qu’on venait de sauter à bord, puis elle sentit qu’on lui retirait son ceinturon. Et elle s’éteignit.



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« Pendant des siècles et des siècles l’artefact était à l’abri, isolé du monde dans son sanctuaire dont j’assurais la garde. Jusqu’aux récents événements qui ébranlèrent les Monts Halpi et dont les secousses se répercutèrent bien au-delà. En ouvrant le Nexus de Pouvoir, le Ferromancien Dravak Dalken a fracturé le tissu de la réalité, le voile qui sépare les dimensions. Des connexions se sont faites entre la Faille des Abysses et de nombreux lieux dans tout Pannithor. Le sanctuaire s’enfonçait lui-même non seulement dans les profondeurs de la terre, mais également par-delà les frontières du réel, car il avait été aménagé par nul autre qu’Oskan afin d’y renfermer un fragment du Miroir. Ainsi des ponts se sont formés entre les Abysses et la caverne. Un sort puissant protégeait l’artefact, mais ce n’était qu’une question de temps avant que la rumeur de son existence ne parvienne au septième cercle des Abysses et ne soit portée à la connaissance des Malveillants, sinon d’Oskan lui-même. Nul doute qu’alors les forces maléfiques auraient réussi à s’en emparer, acquérant par là une puissance susceptible de déséquilibrer l’ordre du monde.

– C’est donc une sacrée chance qu’il se soit trouvé quelques héros pour découvrir cette caverne et s’y aventurer...

– Oh, la chance... Les êtres investis d’un pouvoir tel que le vôtre et le mien, nous savons ce qu’il en est, de la chance... et de la façon de la provoquer. »




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Suivant scrupuleusement ses instructions, le Centurion glissa l’objet dans une coquille Saint-Jacques géante sans le toucher. Il scella ensuite le coquillage hermétiquement en l’enroulant dans une peau de guivre avant de l’attacher à la selle de son wyrm. Il ne se demanda pas ce qu’il venait de récupérer, ni qui était l’individu qu’il venait d’assassiner, abandonnant son cadavre à la merci des courants. Il se contentait d’obéir, et la suite de sa mission était des plus claires : retourner sans attendre à Myrr’Uulis, capitale du Royaume de Myrrhimm et patrie des Thuuls.



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« Une dernière chose, s’empressa de demander la créature masquée, voyant que l’avatar de la Dame Verte devenait de plus en plus transparent. Quelle est la fonction exacte de l’artefact ?

– C’est un bâton-tonnerre..., répondit l’image évanescente, avant de disparaître tout à fait.

– Un bâton-tonnerre... Impossible à utiliser ici-bas. Ainsi la Dame Verte s’assure que le puissant objet restera en des mains neutres, qui ne servent ni les Lumineux ni les Malveillants, sans toutefois pouvoir être employé directement, afin de le maintenir dans une position d’équilibre, aussi longtemps que durera notre règne...

– Et il sera long, Myrroq, Coeur de l’Océan ! Il est loin le jour où les Abysses menaceront le Royaume Trident ! salua en cœur l’assemblée des vénérables Aquamanciens Thuuls regroupés autour de leur roi.

– Espérons-le... répliqua Myrroq, sans partager la confiance de ses sujets, avant d’ajouter, songeur : tout de même, quelle fine tacticienne, cette Dame Verte... »

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OSZAR »