La dernière âme
Springtrap reprit vie dans une poubelle cette nuit-là. Recouvert de déchets, il remercia les esprits d'avoir eu la bonté de lui retirer l'odorat dans l'au-delà. Entre l'odeur de décomposition de son corps et les années passées dans la crasse, le feu et les déchets, il n'osait même pas imaginer le charmant filet qu'il devait dégager. Le lapin poussa les sacs poubelles et les cartons et s'extirpa de son lit de fortune. Il souleva le couvercle de la poubelle lentement, pour examiner les environs : personne en vue. Non sans difficulté, il fit craquer ses vieux ressorts pour s'extirper de la caisse de plastique. Il réalisa, amer, que les jointures métalliques dont il avait fait sa fierté à la création de Golden Bonnie perdaient un peu plus en efficacité de mois en mois. Que se passerait-il quand ils lâcheraient pour de bon ? Il ne préférait pas y penser. Rester immobile finirait par le rendre fou. Il se rappelait sans mal les trente années passées enfermé dans une petite salle bétonnée, à hurler et supplier toutes les nuits sans jamais être entendu. Le dernier « cadeau » d'Henry Miller.
Son pied se prit sur le rebord et son corps bascula vers l'avant. Il tomba face contre terre dans un grand bruit de métal qui résonna dans la ruelle. Il poussa un grognement de mécontentement et se redressa maladroitement. Sur le mur, plusieurs paires d'yeux blancs moqueuses étaient posées sur lui.
"Et ça, ça vous fait rire... siffla le robot entre ses dents."
Il se releva et étudia le coin miteux où il avait élu domicile pour la nuit. Le lever du soleil l'avait pris au dépourvu, il avait dû improviser une cachette. Cette pause imprévue n'arrangeait pas ses affaires : il ne savait plus vraiment où trouver sa cible. La ville s'avérait beaucoup plus grande que ce qu'il avait cru. Les bâtiments sans identité propre s'enchaînaient, ce qui augmentait beaucoup sa confusion. Il était loin le temps où les bâtisseurs cherchaient à être originaux dans leurs constructions.
Il ignora copieusement les âmes de ses anciennes victimes pour s'aventurer dans l'allée. Prisonnière entre deux commerces généralistes concurrents, elle étouffait dans une obscurité humide. Le béton abîmé parlait de lui-même : le soleil ne filtrait pas beaucoup par ici. Il cligna plusieurs fois des yeux et activa les vieilles ampoules derrière ses yeux. L'une d'elle avait vraisemblablement cessé de fonctionner après le coup qu'il avait reçu sur la tête en tombant de sa poubelle. Il fallait bien que ça arrive, après cent ans de chance insolente. Frustré, il illumina faiblement l'espace de son œil valide.
Un rat effrayé disparut dans un trou dans le mur à toute vitesse. Hormis cela, rien ne bougea dans le noir. L'allée débouchait sur un grillage solide, il ne put que faire demi-tour, vers la grand route. L'idée ne lui plaisait pas. Il avait fait le maximum pour éviter les allées du centre-ville, trop dangereuses. Depuis la mort du SDF, il avait décidé de faire profil bas. Laisser trop d'indices derrière lui ne l'aiderait pas. Timidement, il passa le bout des oreilles au coin de la rue.
Une avenue illuminée par de gigantesques panneaux télévisés se situait sur sa droite. Sur sa gauche, la situation était moins catastrophique : un quartier résidentiel, seulement illuminé par les lampadaires mal entretenus. Malheureusement, prendre ce chemin sécurisant signifiait retourner sur ses pas pour essayer de trouver un autre passage. Un pas en avant, deux en arrière. Il n'avait pas le temps nécessaire pour ça.
Moi, je connais le chemin.
Surpris, Springtrap se tourna vers les esprits. Ils paraissaient confus et regardaient autour d'eux. La voix était nouvelle, chantante, presque familière. Il chercha du regard une autre forme fantomatique, sans la trouver. Avait-il rêvé ? A juger le regard inquiet de ses esprits habituels, il en déduit que non. Ils la connaissaient peut-être même.
"Qui es-tu ? demanda le lapin à voix haute, perplexe. Je connais toutes mes victimes. Tu n'es pas l'une d'entre elles. Je me trompe ?"
Il y eut un malaise dans l'air. Il patienta quelques secondes, plein d'espoir, avant de se rembrunir. Aucune réponse. Il poussa un grognement d'incompréhension et avança d'un pas décidé vers la rue. Son regard se figea sur une tâche sur le sol, rouge comme le sang. Elle formait un masque de lapin. Ses oreilles pointaient l'avenue aux grands écran télévisés.
"Pourquoi est-ce que tu m'aides ? demanda t-il, méfiant. Pourquoi tu ne m'en veux pas comme les autres ?"
Toujours aucune réponse. Il hésita. Il s'agissait de sa seule piste. Mais cela pouvait tout aussi bien être un piège sordide de la Marionnette et de ses complices. Il se retourna vers le mur. Les esprits se trouvaient toujours là, mais paraissaient agités par une certaine anxiété. Leur attitude renforça l'idée qu'ils savaient qu'on cherchait à l'aider. Springtrap avait toujours une certaine fierté et il était sûr d'une chose : s'il réussissait à emmerder ces petits morveux, ce serait une bonne journée.
Il releva la tête, gonfla un peu la poitrine et prit la route indiquée par le lapin sanglant au sol.
Ne fais pas ça !
Les voix étaient suppliantes, ce qui le remplit de satisfaction. Il ignora copieusement leurs piaillements et commença à marcher en direction de l'avenue bruyante. Plus il approchait, plus les propos du journal télévisé en cours de diffusion lui arrivaient aux oreilles. Il finit même par se cacher derrière un bâtiment pour écouter ce qu'il se disait à son sujet.
"Le costume qui a volé la vie de cinquante de nos enfants est toujours activement recherché. Un sans-abri dit avoir été agressé par ce dernier dans une église, mais les enquêteurs pensent qu'il camouflait en réalité son propre crime. Les dirigeants de la Fazbear's Entertainment, dont le père de l'unique survivante fait partie, devrait prendre la parole dans les heures qui viennent. Les parents en colère réclament déjà la fermeture définitive de la compagnie. Leur location principale a été vandalisée ce matin. Par mesure de sécurité, les Animatroniques ont été désactivés pour l'instant."
Cette dernière phrase intéressa grandement Springtrap. Ainsi, le Musée n'était que secondaire ? Il était curieux de savoir quels types d'Animatroniques avaient pu être développés en son absence. Il jeta soudain un coup d'œil derrière lui. Les deux esprits venaient de disparaître, probablement rappelés par leur gourou au masque strié.
"Merde, siffla t-il entre ses dents."
S'ils récupéraient les robots de cette nouvelle pizzeria, il aurait un sacré problème sur le dos. Un frisson de terreur s'implanta dans ses circuits à la simple idée de refaire face à ces monstres de métal à la bouille de mascottes pour enfants. Quand il avait proposé de les démembrer, alors que la pizzeria n'avait jamais rencontré autant de succès, tout le monde avait ri. Voir encore ces monstruosités en vie après tous les efforts fournis pour les anéantir réveilla une colère sourde en lui, souvenir lointain de la fin des années 1990. Personne n'avait donc lu son testament ?
Un point rouge derrière lui attira son regard. Un lapin de sang était en train de se former sur le mur de briques. Ses oreilles pointaient la rue jouxtant le bâtiment où il se trouvait. Il suivit les indications et reprit la route. Les mystérieuses traces paranormales continuèrent de le guider à travers la ville, en se souciant toujours de le rappeler quand il prenait du retard. Il ignorait toujours qui était derrière cette aide inespérée et il commençait à douter. Il avait accepté de suivre aveuglément cette piste trop facilement et plus ses pas le guidait vers des ruelles sombres et mal entretenues, plus il sentait cette angoisse monter en lui.
Il détestait les surprises depuis toujours, bonnes comme mauvaises. Toute sa vie, il avait vécu de plans, de cadres, de règles. Le hasard ne possédait pas sa place dans l'équation. Plus que de la peur, son guide mystérieux faisait naître en lui de l'agacement. Ses pas se firent plus secs, ses poings plus fermés. Il se retenait de hurler sur chaque nouveau symbole qui apparaissait, puis finit par se figer totalement.
"Où est-ce qu'on va ? ordonna t-il à l'air. Je ne ferais pas un pas de plus tant que je ne le saurais pas."
Le lapin sur le trottoir prit une lueur rouge plus forte, plus insistante. Il pointait droit devant lui. Springtrap eut un mouvement de recul, nerveux. Il avait envie de faire demi-tour, mais il savait aussi qu'il ne pourrait parvenir à sa précédente cachette avant six heures du matin. L'aube menaçait d'arriver à tout moment maintenant, il devait se dépêcher. Il rangea sa frustration dans un coin, plus préoccupé par l'idée de survivre. Dans le pire des cas, les autres seraient autant coincés que lui s'il arrivait dans un piège. Son guide le fit tourner une nouvelle fois dans une allée dégagée et il comprit immédiatement la raison de sa venue ici.
Un bâtiment éclairé et entouré de voitures de police et de journalistes se tenait fièrement au milieu d'un jardin magnifique. Un immense panneau éclairé annonçait le nom de cet endroit magique : Circus Baby's Pizza World. Son estomac se tordit brutalement quand son regard passa sur les personnages décorant la bannière. Ils n'avaient pas changé : Funtime Freddy et Bonbon, Funtime Foxy, Ballora, et même deux nouveaux : Funtime Chica, qu'il n'avait jamais réussi à terminer de son vivant et un personnage difforme avec un masque de clown qu'il ne connaissait pas. Bien sûr, au milieu de cette joyeuse bande, la chanteuse du groupe, Circus Baby, un clown aux longs cheveux roux, lui souriait énigmatiquement.
Springtrap eut l'impression que ses circuits cessaient de fonctionner un à un, tant le choc fut brutal. S'il l'avait pu, il aurait certainement éclaté en sanglots. Une douleur étrange le prit au cœur : une douleur qu'il avait tenté d'ensevelir vainement pendant toutes ces années d'errance après la disparition tragique de sa fille. Ces monstres lui avaient pris son monde, son humanité. Ils étaient la cause de tout ce qu'il avait fait, de tout ce qu'il avait enduré.
Et cela devait cesser.
"Elisabeth..."
Ils paieraient. Ils devaient payer pour elle.
"Papa est rentré."
À travers la vitre du restaurant, il distingua clairement deux yeux verts luisant d'une lueur surnaturelle, braqués sur lui. Elle l'appelait. Springtrap sentit la haine prendre le dessus sur tout le reste. Le désir de vengeance lui nouait les entrailles. Cette fois-ci, l'homme au costume violet qu'ils avaient tant craint n'aurait aucune pitié.