LE MERCENAIRE
Avertissement : Le rituel décrit dans ce chapitre s'inspire très, très librement des croyances slaves de l’ère préchrétienne concernant le pain. Le four était perçu comme un portail vers le royaume des morts, et la cuisson du pain représentait un rituel sacré évoquant la crémation des défunts.
Les étrangers n’étaient pas autorisés à pénétrer dans le fournil pendant la cuisson. La première miche n'était jamais consommée mais réservée aux âmes des ancêtres disparus. Selon certains folkloristes, les nouveau-nés étaient parfois enduits de pâte à pain puis placés dans le four tiède et éteint - un rituel censé les fortifier.
***
Polack rêvait et son rêve était bien étrange.
Il se trouvait sur un pont façonné en cuivre, qui sous les rayons du soleil couchant paraissait enveloppé de flammes froides. Une de ses extrémités se perdait dans un brouillard dense, tandis qu'à l'autre, on distinguait une maison en rondins entourée d'un champ d'orchidées. En son milieu se tenait un robuste vieillard, canne à pêche entre les mains, manifestement absorbé par son occupation ; d'ailleurs, dans le seau à ses pieds frétillaient déjà quelques poissons. Polack s'immobilisa, le souffle coupé. Cette silhouette familière, cette posture caractéristique, ce profil qu'il aurait reconnu entre mille... Son cœur s'emballa et il murmura avec une joie incrédule :
– Grand-père…Grand-père Anastazy…
Au même instant, un poisson mordit à l'hameçon, faisant ployer la canne sous son poids considérable. Le vieillard s'arc-bouta fermement sur ses jambes, ses bras frémissant sous l'effort, et s'exclama, nullement étonné de voir Polack, comme s'ils s'étaient quittés il y avait quelques heures à peine :
– Ne reste pas planté là sans rien faire ! Tu vois bien qu'il va s'échapper ! Viens donc m'aider, chenapan !
Polack s'approcha et lui prêta main-forte, comme il l'avait fait d'innombrables fois lors de leurs parties de pêche, suivies invariablement d'un festin improvisé autour d'un feu de camp : soupe de poisson, friture, pommes de terre cuites sous les braises, le tout accompagné d'une limonade lorsqu'il était enfant, puis, quand il atteignit l’âge, d'une bonne bière.
Après maints efforts, ils parvinrent à extraire des flots, non point un poisson, mais un corps lacéré au point d'en être méconnaissable, qui serrait dans sa main une poupée de chiffons intacte. Avec une horreur grandissante, Polack reconnut dans cet amas de chairs sanguinolentes sa propre dépouille.
– Quelle pêche miraculeuse, s'exclama grand-père, mais nous n'avons pas de temps à perdre !
Et, après avoir jeté la poupée dans le seau, par-dessus ses prises, il entreprit avec dextérité de découper le cadavre, prélevant avec habileté le cœur, les poumons, le foie et, pour terminer, le cerveau. Polack sentit la nausée l'envahir face à ce tableau surréaliste dans son horreur, détourna le regard et, pour tenter de s'abstraire de ce spectacle, demanda :
– Mais où sommes-nous ?
Le vieil Anastazy fit un geste vague de sa main couverte de sang et de fragments de cervelle, désignant la maisonnette au loin, avant d'énoncer l'évidence :
– Sur le pont au-dessus du fleuve, près de la maison de la Mère. Elle va, d'ailleurs, nous préparer un sacré festin, si on se dépêche un peu.
– Et ce fleuve c'est... ? questionna Polack en réprimant les haut-le-cœur.
– Oh ! Elle est connue dans le monde entier et porte bien des noms : Styx, Gjoll, Smorodina, Sanzu-no-kawa… (1)
– Ainsi, c'est le Styx qui marque la frontière entre le monde des vivants et celui des morts...
– Pour nous, il s'agit plutôt de la Smorodina, bien que j'aperçoive parfois ce fripon de Charon traîner ses guêtres dans les parages.
Il fit un clin d'œil et poursuivit :
– Mais dis-moi, galopin, qu'est-ce qui t'a pris de ramasser cette poupée ? Elle ne t'était pas destinée, c'est ton Ami qui aurait dû être vaporisé tandis que tu n'aurais été que blessé. Tu serais ensuite retourné à Paris pour ouvrir ton dojo... Tu t'es sacrifié, et en vain qui plus est. On ne trompe pas le destin : ce bon-à-pas-grand-chose, que tu avais sauvé, est rentré chez lui, a développé un syndrome post-traumatique et s'est logé une balle dans la tête à peine un mois après avoir quitté l'unité. Cela en valait vraiment la peine, vilain garnement ?
– Je n'ai pas pu faire autrement...
Polack écarta les bras avec un air faussement contrit, cette expression navrée qui avait toujours un certain effet sur son grand-père. Ce dernier soupira et marmonna, en repliant ses doigts à chaque affirmation, comme pour matérialiser l'inventaire affligeant :
– Tu n'as pas pu ! Éternellement la même rengaine ! Tu n'as pas pu : éviter de projeter le ballon dans la vitre du directeur de ton établissement scolaire, t'abstenir de fracturer le nez de ton camarade de classe, renoncer au vol à l'étalage, résister à la tricherie aux examens, te retenir de dérober cette automobile... Mais il n'existe qu'un seul « je n'ai pas pu » qui avait racheté tous les précédents : tu n'as pas pu nous accompagner ce jour funeste, lorsque nous tous, tes parents et moi-même, avons péri dans un accident de voiture.
Polack ressentit comme un coup de sabot de cheval en pleine poitrine, tout lui revenant soudainement : l'accident, son désespoir, les jours sombres qui s'ensuivirent et son engagement dans la Légion pour ne plus jamais revoir cet appartement désert, qui débordait de vie il y avait si peu de temps encore.
– Alors, je suis mort, moi aussi, murmura-t-il.
– Pas encore, mais si nous nous attardons à converser davantage, tu le seras assurément.
Grand-père se redressa avec une certaine agilité, malgré le craquement sonore que produisirent ses genoux. Il saisit le seau rempli de poissons et d'abats que Polack préférait ne plus identifier comme siens, puis se dirigea d'un pas léger, presque dansant, étonnamment vif pour un homme de son âge, vers la maisonnette dressée sur le rivage.
Polack s'attarda un instant mais sentit immédiatement le pont se réchauffer sous ses pieds. Plus le vieil homme s'éloignait, plus la surface du pont devenait brûlante. Il courut alors à sa poursuite, le rattrapa, puis se retourna et constata avec effroi que la passerelle était désormais enveloppée de flammes.
– Tu ne dois pas t'en souvenir, mais tu avais déjà rencontré Mère auparavant. Nous lui avions tous rendu visite, la famille entière, quand tu n'avais que deux ans, s'entendit dire Polack quand il avait rejoint le vieil Anastazy.
– Détrompe-toi, j'en garde quelques souvenirs. Une demeure imposante et intimidante, avec des escaliers si vertigineux qu'ils semblaient sans fin, des salles démesurées, une terrasse qui s'étendait à perte de vue, des orchidées deux fois plus grandes que moi. Et dans la maison une vieille sorcière inquiétante, grande, décharnée, au nez crochu orné d'une verrue proéminente. Elle me terrifiait complètement ! haleta-t-il, essoufflé par leur course.
Anastazy ralentit légèrement, se retourna et éclata d'un rire tonitruant jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. Une fois le plus fort de la crise d’hilarité passée, il articula, d'une voix encore entrecoupée par moments de ricanements contenus :
– Tu vas être stupéfait ! Et pour l'amour du ciel, ne t'avise surtout pas de la qualifier de sorcière... Elle préfère qu'on l'appelle « celle qui sait » ou, à la rigueur, « l'inspirée ».
***
Ils s'approchèrent de la maison et, effectivement, Polack eut le souffle coupé. La demeure était une authentique fuste, avec ses rondins noircis par le temps, mais nullement imposante, contrairement à ses souvenirs d'enfant — une vingtaine de mètres au sol tout au plus. Elle était entourée des orchidées et ceinte d'une modeste véranda à laquelle menait un escalier vétuste de trois marches basses. Sur la plus haute se tenait une très vieille femme, minuscule et frêle, vêtue d'une Polonaise de teinte sombre. Ses yeux délavés, mais étonnamment perçants, examinèrent les visiteurs avec attention, puis, les ayant reconnus, son visage s'illumina de joie. Elle prononça solennellement la formule traditionnelle : « soyez les bienvenus, entrez dans ma demeure, goûtez mon pain et mon sel », puis leur fit un clin d'œil malicieux avant de les guider à l'intérieur. Sans attendre, elle commença à distribuer des ordres :
— Vous avez trop tardé ! Si je n'étais pas certaine qu'aucun bar n'existe dans les parages, j'aurais pensé que vous célébriez vos retrouvailles ! Toi, petiot, ...
Elle pointa Polack, puis un grand pétrin :
— ... Occupe-toi de la pâte, pétris-la de toutes tes forces, mets-y tout ton cœur et tes tripes. Toi, mon fils, ...
Elle désigna Anastazy, puis le coin où se trouvait un four de boulanger.
— ... Allume le feu, et qu'il soit aussi vif que celui des enfers.
D'un geste énergique de la main, elle débarrassa la table rustique qui trônait au centre de la pièce, envoyant tasses et assiettes s’éparpiller sur le sol en se brisant. Elle y déposa ensuite avec précaution la poupée qu'elle venait de sortir du seau. Se tournant vers les deux hommes, elle hurla :
– Ne restez pas plantés là ! Au boulot, les bon-à-rien !
Et le travail se déchaîna avec une intensité palpable. Anastazy s'affaira auprès du four avec des gestes précis et méthodiques, tandis que Polack se mit à pétrir la pâte avec application. Mais alors survint un phénomène aussi étonnant qu’inquiétant : il ressentit distinctement ses forces vitales s'écouler vers la matière malléable entre ses mains, comme aspirées par une entité invisible. Cette étrange connexion le laissa progressivement affaibli, l'esprit embrumé et la conscience vacillante.
Pour échapper à ces sensations troublantes qui l'envahissaient, il détourna son attention vers la vieille sor... inspirée dont les mouvements captivèrent immédiatement son regard. Avec une dextérité surprenante, elle étala la poupée sur la table, puis, saisissant un couteau manifestement taillé dans un os poli par le temps, elle l'ouvrit de haut en bas d'un mouvement assuré et précis.
À cet instant, une transformation saisissante s'opéra sous les yeux médusés de Polack. La vieille femme parut soudainement enveloppée d'une aura de puissance mystique qui irradiait autour d'elle en vagues presque tangibles. Sa silhouette sembla grandir, tandis que les marques du temps s'effaçaient progressivement de son visage. Ses traits, auparavant flétris par les années, prirent l'aspect d'une sculpture finement ciselée dans un bois exotique et précieux. Toute sa personne évoquait désormais un totem ancestral, vestige d'un culte terrible et tombé dans l'oubli.
Dans un mouvement empreint de solennité rituelle, elle éleva ses bras vers le ciel et sa voix s'envola en une mélopée hypnotique. Les paroles de son incantation, prononcées dans une langue aux sonorités archaïques et inconnues, résonnèrent dans la pièce avec une puissance surnaturelle. Puis elle se pencha vers le seau posé à ses pieds et y plongea ses mains.
Avec une révérence presque religieuse, elle en extirpa successivement les organes : le cœur palpitant encore, le cerveau, les poumons et la rate. Elle disposa ces éléments vitaux sur la poupée éventrée avec la précision d'un chirurgien et la grâce d'une prêtresse, avant de reprendre sa psalmodie rituelle, cette fois-ci parfaitement intelligible pour Polack :
- Puisses-tu conserver ton cœur généreux, courageux et ardent ! Que tu préserves l'intégralité de tes souvenirs, que tu demeures aussi intelligent et perspicace qu'auparavant ! Que tu gardes ta foi, tes connaissances, tes aptitudes intactes et que tu en développes de nouvelles ! Que tu embrasses ta nouvelle existence et ton nouveau destin sans jamais renier tes origines ! Je le souhaite ardemment, je le sollicite, je le commande.
Elle tendit la main exigeante vers Polack et ordonna :
– La pâte, petiot !
Polack, comme sous l'emprise d'une hypnose, lui tendit la motte de pâte et s'effondra sans forces sur le banc. Il lui sembla que tous ses os se liquéfiaient tandis que sa tête devenait légère et vide de toute pensée, tel un ballon rempli d'hélium.
La prêtresse, que nul n'aurait osé qualifier de vieille femme en cet instant, enduisit avec agilité la poupée de la pâte avant de l'introduire dans le four où Anastazy entretenait un feu d'une intensité comparable à celle d'une fonderie. Elle referma la porte et, d'un geste empreint de lassitude, s'épongea le front. Elle parut alors soudainement s'amenuiser et retrouver l'apparence d'une frêle vieille dame, métamorphose qui désormais n'abusait plus personne.
– Maintenant, laissons-la dorer, et pendant ce temps, cassons la graine. À table, mes petits galopins...
***
Le repas défila pour Polack tel un film en accéléré. Il mangea sans vraiment distinguer le goût des mets, observa ses convives disserter au sujet de cette indomptable vache Marguerite qui refusait obstinément de se laisser traire, sans recevoir l'offrande de pain salé. Ils évoquèrent également ce gredin de Charon qui s'adonnait sans scrupule à la contrebande, ce vorace Fenrir qui avait semé la désolation dans le poulailler, ainsi que nombre d'autres sujets que Polack n'avait ni saisis, ni mémorisés. Il était très las, comme si tous les os avaient subitement quitté son corps. Il se serait volontiers assoupi, la tête posée sur la table entre les assiettes et les couverts, mais le délicieux arôme de pain émanant du four le maintenait éveillé.
Le repas s'acheva sans que Polack ne s'en aperçoive véritablement. Les plats et les assiettes disparurent soudainement de la table, laissant place à un gâteau d'une vague forme humaine, qui fut disposé en son centre.
L'aïeule s'empara d'un couteau et fendit précautionneusement la croûte, puis en écarta les bords. Au cœur de cette pâtisserie singulière ne se trouvait plus la poupée de chiffon, mais reposait sur un lit de pâte parfaitement cuite une statuette d'une finesse remarquable. Elle représentait un jeune homme endormi à la silhouette élancée, fine et harmonieusement proportionnée. Son visage aux traits délicats était couronné d'une longue chevelure ondulée d'un blond tirant sur le roux. Blond vénitien, se remémora laborieusement Polack, c'était bien ainsi que sa dernière conquête avait désigné cette nuance.
– Qui est-ce ? chuchota-t-il, comme s'il craignait de réveiller le dormeur.
– Mais c'est toi ! sourit la grand-mère. Avant il s'appelait Die Clotaire...
– Cela n'est pas possible, regarde, Mère, je suis ici !
En témoignage de sa présence, Polack étendit un bras vers elle et fut stupéfait de contempler son membre devenu diaphane, à travers lequel se voyaient distinctement les nervures du bois de la table. Saisi d'effroi, il se tourna vers Anastazy, ce grand-père qui l'avait invariablement épaulé durant les périodes difficiles, et l'aperçut qui inclinait gravement la tête, comme pour attester l'inconcevable vérité qui se dévoilait à lui.
– Oui, c'est bien toi, tu étais mort bien avant ton heure et nous avons pu négocier avec...
Il leva un doigt vers le haut avec déférence, puis ajouta de façon nettement plus prosaïque :
– Avec, disons, notre « voisin de dessus ». Et, comme c'était quelque peu dû, bien qu'il ne l'admette jamais, à sa négligence, une seconde chance t'était accordée, assortie de quelques avantages en compensation. À présent, vois-tu, ça, c'est l'unique enveloppe corporelle disponible dans tous les univers accessibles. À moins que tu ne préfères celle d'un lézard doué d'intelligence ? Tu sais, l'évolution avait emprunté une trajectoire singulière dans Alpha du Centaure. Personnellement, je ne te le recommande guère, passer son existence à couver des œufs, Brrr...
– Alors je n'ai pas le choix, conclut Polack en tendant résolument son bras spectral vers la statuette.
Il fut immédiatement comme aspiré, le monde tournoya à une vitesse vertigineuse, la maison et ses occupants semblèrent voltiger autour comme dans une danse frénétique. Il entendit au loin :
« Ne nous oublie pas, nous serons toujours là pour toi, le dernier de notre lignée, celle des Vedouns (2), celle des ceux qui savent. Va vers ta nouvelle existence, prends ta vie en main ! » Puis la voix de grand-père lui murmura confidentiellement : « Et montre à tous ces merdeux ce que valent les gars de la Légion ! »
« Je n'y manquerai pas, grand-père, je te le promets », eut juste le temps de penser Polack avant que les ténèbres ne l'engloutissent.
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Notes
- Styx, Gjoll, Smorodina, Sanzu-no-kawa - Les fleuves séparant le monde des vivants de celui des morts dans différentes mythologies : Styx dans les traditions grecque et romaine, Gjöll dans la mythologie nordique, Smorodina chez les Slaves, et Sanzu-no-kawa dans le bouddhisme japonais.
- Vedoun - Se traduit littéralement - celui qui sait. C'est un sorcier proche de chaman ou de guérisseur.